
Le peintre
Charles Auguste Henri Rocher, (dit Charles Rocher de Gérigné) est né le 15 juillet 1890 aux Rosiers (Maine-et-Loire). Il travaille quelques temps en Bretagne puis vient vivre à Coutances. Le département de la Manche lui doit les fresques murales de l’hôtel-de-ville de Coutances (1934-1938), et celle d’édifices religieux, comme l’abside de l’église Saint-Clément de Cherbourg. Il fut aussi illustrateur de livres et de bulletins. Il s’établit dans la seconde moitié du 20e siècle à Peillon dans les Alpes-Maritimes où il continue à peindre. Il réalise le plafond de la chapelle de La Miséricorde à Monaco et décède le 4 mars 19621. Quelques unes de ses toiles sont conservées au musée Quesnel-Morinière à Coutances, et au Musée des beaux arts d’Avranche2. C’est un artiste éclectique qui passe du tableau naïf à la fresque d’église en passant par l’illustration de livres.
En 1922, en Bretagne, il peint des paysages, comme « Port blanc Rochers de Penvenan » (1922)3 et des portraits comme « Couples de Bretons » (1922)4, ainsi que « couple de bretons à Concarneau » (1922).
Il produit des tableaux naïfs au moins de 1925 à 1928. Ce sont des gouaches sur papier ou des huiles sur toiles dans des formats fréquents de 45 x 60 cm. Elles représentent des bretons et bretonnes en costumes et coiffes, des matelots à pompons, avec en toile de fond des navires de guerre, des bars et parfois des « demoiselles du port». Ses tableaux sont vivants, les personnages sont nombreux et cadrés en pieds, ils dansent discutent lisent ou observent, leurs attitudes sont expressives, partout des détails nous attirent. Les titres sont descriptifs et pleins d’humour, on citera : « Ma tante Marie Anne qui garde sa bique et ses moutons au bord de la côte » (1925), « Joueurs de biniou au pardon de notre dame de la joie », (sans date), « La chanson du garçon d’honneur à la noce de tante Banalec »
(1925), « les beaux Americains qui tournent la tête à toutes les demoiselles du port quand ils arrivent » (1928). Cette partie de son œuvre centrée sur la Bretagne est toujours appréciée aujourd’hui. N’ayant pas les autorisations sur ces images nous ne pouvons les partager dans cet article5.
En parallèle il travaille des peintures en plan plus large, comme notre tableau (1925). Les personnages deviennent secondaires, c’est l’environnement qui est mis en avant. Par exemple « Place terre au duc Quimper » de 1925, « Place du marché à Quimper » ou « Jour de marché à Vannes » (sans date).
Plus tard, en Normandie, il produit des peintures murales et des fresques où son style s’adapte aux sujets ou aux désirs de ses commanditaires. Dans le hall de l’hôtel de ville de Coutances il nous offre une fresque sombre « La ville de Coutances, à ses enfants morts pour la France »6 et quelques mètres plus loin, des scènes de genre pour la salle des mariages (1936)7.

ll réalise les décors muraux de nombreuses églises de la Manche dans les années 1930 qui semblent satisfaire les paroissiens.
Le curé de Gavray s’exprime ainsi dans ses annonces d’été 1935, au prône : « Un de mes paroissiens en admiration devant les peintures du chœur traduisait d’une façon qui m’a été fort agréable les sentiments qui l’animaient : Monsieur le curé, il y a de l’agrément à vous donner de l’argent, vous savez en tirer parti. » 8


Inspiration : de la carte postale au tableau
Charles Rocher de Gérigné utilise un point de vue très proche de la carte postale n° 37 de H. Laurent. (qui éditera plus tard sous le pseudonyme de Laurent Nel10). On y retrouve à gauche les deux parcelles cultivés, la maturité des plants est comparable sur le tableau et la photo, dans les deux cas on a une pierre plate adossée au 2e menhir à gauche, enfin les ailes du moulin, parties éminemment mouvantes, sont absolument identiques sur les deux œuvres : en équipement (détoilées), en orientation (on rappelle que la toiture du moulin tourne autour d’un axe pour s’adapter au vent) et en position dans le cadran. L’existence de cette carte postale n°37 est attestée dès 1911.

Le cliché est pris par Henri Laurent lors d’une séance photos qui lui permettra de réaliser 4 cartes postales différentes, dont deux éditées vers 1907. Le cliché de la carte n° 37 date donc au moins de 1907.



2 : Carte postale, collection H. Laurent, Port Louis : « 2784 Saint-Pierre-Quiberon – Les alignements du Moulin » dos divisé, voyagée 1907.
3 : Carte postale. Éditeur Laurent Nel, Rennes. « 2784 St-Pierre-Quiberon. – Les Alignements du Moulin » dos divisé, voyagée 1924. Commentaire : ce cliché avec la vache qui regarde en arrière sera éditée plus tardivement que les trois autres, exclusivement sous le nom de Laurent Nel.
La pierre plate adossée au menhir en 1907 ne pouvait pas encore l’être en 1925 quand Charles Rocher a peint son tableau.Il est donc certain que Charles Rocher a utilisé ce cliché pour planter le décor de son tableau. Le menhir au centre doit lui paraître de trop petite taille, puisqu’il l’agrandit notoirement. Il complète son tableau avec de multiples petits personnages comme à son habitude. Il décale quelques menhirs au fond pour avoir une ligne de fuite plus lisible. Il simplifie le « moine », menhir caractéristique de l’alignement, pour en limiter l’importance.
Les personnages
Les personnages du tableau portent les costumes de différents départements bretons. Même s’il y a une majorité de coiffes du pays d’Auray (petit toit, 7 personnages), il y a aussi des coiffes finistériennes (pain de sucre ou ailes de papillon, 4 personnages). Les 3 gilets d’homme que l’on distingue sont du pays Glazic dans le Finistère (bleu avec broderie or en haut et col horizontal). Le gilet masculin du pays d’Auray, tout noir avec un col en V, est certes moins pittoresque. Personnages inventés donc, sauf réunion improbable de cercles folkloriques. Il n’y a bien sûr pas de trace des trois personnages présents sur les clichés de 1907 : Florentine Alphonsine Le Baron fille du tailleur, son mari et de leur fille.

Danse et menhirs, mythe ou réalité ?
Il est douteux que Charles ait pu assister à une ronde à cet endroit. Peut être le sol piétiné ou sur-pâturé autour du menhir a pu inspirer à Charles l’idée d’une danse.
De nombreuses gravures illustrent des légendes de danses de Korrigans et même de korriganes autour des menhirs. Mais y a t’il eut une tradition populaire de danser autour des Menhirs, et plus particulièrement autour de ceux du moulin à Saint-Pierre-Quiberon ?
C’est ce que peut faire penser l’affiche des Chemins de fer d’Orléans en 1902 intitulée « feux de la St Jean aux Menhirs du Moulin à St Pierre Quiberon ». La Saint-Jean peut être considérée comme une survivance d’une antique fête païenne marquant le solstice d’été. Mais nous n’avons pas encore trouvé de texte attestant de cette tradition.
On trouve également, sur des cartes publicitaires ou sur des jeux d’enfants, des représentations de danses avec des sonneurs bretons juchés sur des dolmens.



2 : Affiche SNCF (104 x 71 cm), signée MORENO. « Quiberon Feux de la Saint Jean au Menhir du Moulin ». Imprimerie Moderne M. De Brunoff & Cie Paris, 1902
3 : Chromo publicitaire « Bretagne, (monuments druidiques) » pour les « Corsets Baleinine incassables, en vente Au bon Marché »
Mais au final, parmi les milliers de cartes postales de menhirs dolmens et alignements, les clichés de danses sont rares. La plus célèbre est celle de Plouneour-Lanvern et de sa stèle gauloise : « danse au menhir le jour du pardon ». La position du menhir en centre-bourg pourrait faciliter une telle tradition.
Les deux clichés sur la ronde autour du vieux menhir de Lezac’h-en-Cast ne sont pas plus convaincants, présentant la même famille qui tourne autour d’un menhir, peut être sous les consignes du photographe.



5 : Carte Postale « 3615-Cast Menhir de Leisac’h / Col. E. Hamonic S.B. / Cliché Le Doaré » Dos divisé. Voyagé 1911
6 : Carte Postale « 1938-Menhir à St Génite- Lelzac’h en Cast – La ronde autour du vieux menhir ». Dos Divisé. Le Doaré, Phot. Chateaulin.
Enfin, très éloigné de la réalité, l’affiche de la grande fête des menhirs de Carnac en 1980, qui montre une danse dans les menhirs, mais qui indique dans le texte qu’elle aura lieu à l’ilot des Salines.

On peut conclure de la rareté des clichés, que les danses autour des mégalithes, s’il est vrai qu’elles aient eu lieu, se sont faites de manière discrète pour ne pas subir les foudres du recteur de la paroisse ; ou que le poids des superstitions et la peur des korrigans a fait préférer des lieux de fêtes plus convenables.
Le site aujourd’hui
À la fin du 19e siècle, le site du Moulin est acquis par l’État et restauré par Félix Gaillard. Les alignements de l’hémicycle de Kerbourgnec font l’objet d’un classement par liste au titre des monuments historiques en 1889. Victime de l’étalement urbain à partir de 1950, il est aujourd’hui enfermé au milieu d’un lotissement. Objet de multiples cartes postales de 1900 à 1930, il cesse d’intéresser les éditeurs après 1950.

». Vers 1950/1960. Compagnie Alsacienne des Arts Photomécaniques (CAP), éditeur à Strasbourg
(Bas-Rhin). Commentaire : le lotissement commence à encercler l’alignement. Le moulin, toujours bien visible a été transformé en habitation.
Conclusion
Les tableaux naïfs de Charles Rocher ont du charme et c’est le propre de ce style de donner une version poétique de la réalité. L’utilisation d’une carte postale pour planter le décor et la mise en scène de danseurs de cercle folklorique ne décrédibilisent pas le tableau, ils sont le résultat de la créativité de l’auteur. Il faut reconnaître qu’aujourd’hui encore, comme le centre d’un cadran, le petit menhir invite à se prendre par la main et à danser autour de lui.

Philippe Le Port pour Les Vaisseaux de Pierres
Notes, bibliographie et webothèque
- « Sa participation, avec une délégation, au salon de l’art français à Munich en Allemagne en 1926 lui permit de faire connaître son art et de réaliser le portrait du prince Maeternich qui l’avait repéré. Cela lui valut d’être connu et apprécié outre Rhin. La guerre et l’occupation venues, favorisèrent les visites de soldats de la Wehrmacht désireux de se faire portraiturer, ce qui lui valu des soucis à la libération. Il se fixa par la suite à proximité de la principauté de Monaco, à Peillon dans les Alpes maritimes où Il décéda le 4 mars 1962 », in : La voix du patrimoine de Sienne, avril 2010, n°26 ; https://www.patrimoinevaldesienne.fr/app/download/30360833/Journal_26.pdf ↩︎
- https://collections.musees-normandie.fr/search/82b9eb92-1217-4cfc-ab3a-a3fcd8466e29 ↩︎
- https://www.mutualart.com/Artwork/Port-Blanc–Penvenan/798BD48FE5253698E975A90190D8AA0F ↩︎
- https://www.drouot-estimations.com/lot/142522/22689618-charles-rocher-de-gerigne-1890-1962-couples-de-bretons-1922 ↩︎
- Deux tableaux de matelots vers 1922, gouaches sur papier (48 x 63,5cm) « Le café du globe où les marins vont toujours boire lorsqu’ils sont à terre », qui présente des matelots du Jean Bart, et « Les danseurs » qui présente des matelots du France (leur navire coulera en août 1922 à Quiberon ; « Portrait de Falvien Paturon » (1925), huile sur toile, (54 x 46 cm) , « Ma tante Marie Anne qui garde sa bique et ses moutons au bord de la côte » (1925) huile sur toile, (54.5 x 45.8 cm), ), « La chanson du garçon d’honneur à la noce de tante Balanec » (1925), lithographie ( ?) (47 x 63 cm) « les beaux Américains qui tournent la tête à toutes les demoiselles du port quand ils arrivent » 1928 (46 x 62 cm).
– https://thomas-berjot.fr/lot/151643/25286520-dapres-charles-rocher-de-gerigne-1890-1962-la-chanson-du ;
– https://www.artnet.com/artists/charles-rocher/past-auction-results ;
– https://www.1stdibs.com/art/paintings/figurative-paintings/charles-rocher-sailors-at-cafe-du-globe/id-a_11504542/ ;
– https://www.1stdibs.com/fr/art/peintures/charles-rocher-the-dancers-marins-fran%C3%A7ais-en-bretagne/id-a_8392832/ ;
– https://modernism.com/items/2760/art-paintings/6793-4597-charles-rocher-french-watercolor-1930s-american-sailors :
– https://at.pinterest.com/pin/666884657360230898/ ↩︎ - https://www.ouest-france.fr/normandie/coutances-50200/plaques-fresque-steles-monument-quelles-traces-de-la-premiere-guerre-mondiale-a-coutances-956684fc-7e4b-11ee-b253-15639905f92e ↩︎
- https://www.tourisme-coutances.fr/vivez-lexperience/du-patrimoine/salle-des-mariages-coutances/ ↩︎
- La voix du patrimoine de Sienne, avril 2010, n°26 ;
https://www.patrimoinevaldesienne.fr/app/download/30360833/Journal_26.pdf ↩︎ - https://inventaire-patrimoine.normandie.fr/dossier/IM50000377 ↩︎
- Henry Laurent : né à Port-Louis le 6 avril 1880. Dès 1905, il se passionne pour la photographie et s’installe à Lorient, où il va réaliser plus de 4000 photographies signées « Collection H. Laurent, Port-Louis ». Le 28/1/1907, il se marie avec Jeanne Nel à Rennes où il va résider à partir de 1908. De 1914 à 1920, il produit sous la signature de « Editions Laurent-Nel – Rennes », ou « Collection Laurent-Nel ». Après cette date, les clichés sont publiés sous la marque Loïc. Source : https://www.cparama.com/forum/laurent-henry-t20191.html ↩︎
Pour citer cet article : Le Port Ph., 2025. « Le musée imaginaire (19) : les alignements du Moulin (Saint-Pierre-Quiberon) par Charles Rocher de Gérigné (1890-1962) », in : Les Vaisseaux de Pierres. Exploration des imaginaires autour et sur les mégalithes de Carnac et d’ailleurs, mis en ligne le 23 février 2025. https://lesvaisseauxdepierres-carnac.fr/, consulté le : …