Carnac anthologie (3) : « Carnac » (1961), ode du poète Eugène Guillevic (1907-1997) à son village natal.

  • Dernière modification de la publication :21 mai 2024
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« Les lecteurs de Guillevic qui, dès la publication de Terraqué en 1942, avaient eu le sentiment de découvrir une oeuvre profondément originale, ont pu s’étonner d’un silence de près de dix ans depuis Terre à bonheur, rompu seulement par les Trente et un sonnets (1954). Guillevic cependant ne cessait d’écrire. Carnac a ainsi été composé au terme d’une longue réflexion appliquée à l’art de poésie. Carnac n’est pas un recueil de poèmes. C’est un seul poème longuement poursuivi. L’art si singulier que l’on avait aimé dans Terraqué, dans Exécutoire, se retrouve ici plus dépouillé encore, plus libre de lui-même. Sa patience l’a fait capable de nous rendre présentes les plus obscures intimations d’une imagination de la matière dont Bachelard disait déjà, dans son livre sur La Terre et les rêveries de la volonté, qu’elles permettent au poète de souffler un peu le mot de l’énigme dans une demi-confidence. » Jean Lescure, dans : Bulletin Gallimard n° 158, mars 1961.

Mer au bord du néant,
Qui se mêle au néant,

Pour mieux savoir le ciel,
Les plages, les rochers,

Pour mieux les recevoir.

Femme vêtue de peau
Qui façonnes nos mains,

Sans la mer dans tes yeux,
Sans ce goût de la mer que

Tu n’excéderais pas

Le volume des chambres.

La mer comme un néant
Qui se voudrait la mer,

Qui voudrait se donner
Des attributs terrestres

Et la force qu’elle a
Par référence au vent.

J’ai joué sur la pierre

De mes regards et de mes doigts

Et mêlées à la mer,
S’en allant sur la mer,
Revenant par la mer,

J’ai cru à des réponses de la pierre.

Ils ne sont pas tous dans la mer,
Au bord de la mer,
Les rochers.

Mais ceux qui sont au loin, Égarés dans les terres,

Ont un ennui plus bas,
Presque au bord de l’aveu.

Ne te fie pas au goémon : la mer
Y a cherché refuge contre soi,
Consistance et figure.

Pourrait s’y dérouler
Ce qu’enroula la mer.

Ne jouerons-nous jamais
Ne serait-ce qu’une heure,
Rien que quelques minutes,
Océan solennel,

Sans que tu aies cet air
De t’occuper ailleurs?

Je veux te préférer,
Incernable océan,

Les bassins que tu fais
Jusqu’aux marais salants.

Là je t’ai vu dormir
Avec d’autres remords.

D’abord presque pareille
A celle du grand large,

De bassin en bassin
Ton eau devient épaisse

Et finit par nourrir
Des espèces de vert

Comme font nos fontaines.

Là ça grouille dans toi,
Mais au moins je le vois.

Depuis ton ouverture

Sur les rochers de
Por en
Dro

Vers le grand large et l’horizon,

Je t’ai prise à rebours
Jusqu’aux marais salants

Où je ne savais pas si je devais pleurer

De n’avoir plus de toi que ces tas de sel blanc.

Avant que tu sois là,
Collant à la saline,

Je t’ai vue bien souvent,
Cernée dans les bassins,

Rendre au soleil couchant
L’hommage des eaux calmes.

Mais tu sais trop qu’on te préfère,
Que ceux qui t’ont quittée

Te trouvent dans les blés,
Te recherchent dans l’herbe,
T’écoutent dans la pierre,
Insaisissable.

Tu regardes la mer

Et lui cherches des yeux.

Tu regardes des yeux
Et tu y vois la mer.

A Carnac, derrière la mer,

La mort nous touche et se respire

Jusque dans les figuiers.

Ils sont dans l’air,
Les ossements.

Le cimetière et les dolmens
Sont apaisants.

Mer sans vieillesse,
Sans plaie à refermer,
Sans ventre apparemment.

Église de Carnac

Qui est comme un rocher

Que l’on aurait creusé

Et meublé de façon
A n’y avoir plus peur

Il y avait de pauvres maisons
Et de pauvres gens.

Le temps
Pouvait n’être pas
Celui des vivants.

Les gens y étaient comme des menhirs,
Ils étaient là depuis longtemps.

Ils n’allaient pas regarder la mer,
Ils écoutaient.

De la mer aux menhirs,
Des menhirs à la mer,

La même route avec deux vents contraires

Et celui de la mer

Plein du meurtre de l’autre.

Derrière les menhirs

Encore un autre vent

Sur des bois et des champs.

La terre et moins de sable,
C’est vert et c’est épais.

C’est de ce pays-là
Peut-être que la mer Était un œil ouvert.

Ça se ressemble peu
Tout un corps et son œil.

Tu es pour quelque chose
Dans la notion de Dieu,

Eau qui n’es plus de l’eau,

Puissance dépourvue de mains et d’instruments,

Pesanteur sans emploi
Pour qui le temps n’est pas.

Souvent pour t’occupcr
Tu viens nous appeler
Vers la paix dans ton creux.

A ruminer tes fonds
Tu les surveilles mal,

Ou peut-être tu pousses
Ces monstres qui pénètrent
Dans le lieu de nos cauchemars.

Soyons justes : sans toi
Que nous serait l’espace
Et que seraient les rocs?

Ta peur de n’être pas
Te fait copier les bêtes

Et ta peur de rater
Les mouvements des bêtes,
Leurs alarmes, leurs cris,
Te les fait agrandir.

Quelquefois tu mugis
Comme aucune d’entre elles

Entre le bourg et la plage,

Il y avait sur la droite une fontaine

Qui n’en finissait pas
De remonter le temps.

La fille qui viendrait
Serait la mer aussi,
La mer parmi la terre.

Le jour serait bonté,
L’espace et nous complices.

Nous apprendrions

A ne pas toujours partir.

Nous aurions la puissance
Et celle de n’en pas user.

Nous serions pleins
De notre avoir.

Présence alors jamais trop lourde
De vous autour de nous
A composer le monde,

Puisque le temps se tient
Aux dimensions de notre avoir.

Elle avait un visage
Comme sont les visages
Ouverts et refermés
Sur le calme du monde.

Dans ses yeux j’assistais

Aux profondeurs de l’océan, à ses efforts

Vers la lumière supportable.

Elle avait un sourire égal au goéland.
Il m’englobait.

En elle s’affrontaient les rêves

Des pierres des murets,

Des herbes coléreuses,

Des reflets sur la mer,

Des troupeaux dans la lande.

Ils faisaient autour d’elle un tremblement

Comme le lichen

Sur les dolmens et les menhirs.

Elle vivait dessous,

M’appelait, s’appuyait

Sur ce que l’un à l’autre nous donnions.

Nos jours étaient fatals et gais.

Ce qui fait que la morte est morte
Et moi vivant,

Ce qui fait que la morte

Se tient plus loin qu’auparavant,

Océan, tu te poses

Des questions de ce genre.

Quand je ne pensais pas à toi,

Quand je te regardais sans vouloir te chercher,

Quand j’étais sur tes bords

Ou quand j’étais dans toi,

Sans plus me souvenir de ta totalité,

J’étais bien,
Quelquefois.

Bleu des jacinthes,
Bleu des profondeurs,

Il vient d’un feu faiseur de rouge
Qui tourne au violet puis au bleu.

II est dans la terre,
Il nous cherche.

La mer
Peut l’ignorer.

Nous n’avons de rivage, en vérité,
Ni toi ni moi.

Écoute ce que fait

La poudre en explosant.

Écoute ce que fait
Le fragile violon.

Pas besoin de rire aussi fort,
De te moquer si fort
De moi contre le roc.

De toi je parle à peine,
Je parle autour de toi,

Pour t’épouser quand même
En traversant les mots.

Je sais qu’il y a d’autres mers,

Mer du pêcheur,

Mer des navigateurs,

Mer des marins de guerre,

Mer de ceux qui veulent y mourir.

Je ne suis pas un dictionnaire,
Je parle de nous deux

Et quand je dis la mer,
C’est toujours à Carnac.

Nulle part comme à Carnac,
Le ciel n’est à la terre,
Ne fait monde avec elle

Pour former comme un lieu

Plutôt lointain de tout

Qui s’avance au-dessous du temps.

Le vent vient de plus bas,
Des dessous du pays.

Le vent est la pensée
Du pays qui se pense
A longueur de sa verticale.

Il vient le vérifier, l’éprouver, l’exhorter,
A tenir comme il fait

Contre un néant diffus
Tapi dans l’océan
Qui demande à venir.

A Carnac d’autres vents
Font semblant d’apporter
Des souffles de vivants
Mais ne sont que passants.

Les herbes de Carnac
Sur les bords du chemin
Sont herbes d’épopée
Que le repos ne réduit pas.

Du milieu des menhirs
Le monde a l’air

De partir de là,
D’y revenir.

La lumière y est bien,
Pardonne.

Le ciel

A trouvé sa place.

Fermes à l’écart, hameaux,
Dans vos pins,
Dans vos chemins,

Vous n’êtes pas tout à fait sûrs
De votre assise.

Le silence
Est obligatoire.

Dans les terres,
Bien souvent,

La misère

Est au gris fixe.

Besoin d’un départ

Marquant les hameaux et les fermes

Vers la vie, davantage de vie,
Vers la mort.

Tremblement tous les jours
Entre les deux.

Sur la route de la plage, la fontaine Était là comme venue d’ailleurs,
Mal habituée


Ou c’était le reste.

Parfois il y avait au large
Des lézards gris dormant
Sous une longue fumée.

La vue de l’escadre

Faisait du pays de Carnac

Un verre de lampe qui peut être cogné.

Avoue, soleil :
C’est toi l’étendue.

Avec de la mer,
Ça te réussit.

Tu sais comme on peut
Apporter du vague
Au milieu du net
Et la mer s’y prête.

Sans toi d’ailleurs, soleil,
La mer serait encore
Cognant à l’infini,
Mais alors dans ce noir

Qu’on suspecte la mer
De vouloir devenir

Quand tu es là,
Soleil.

Amis, ennemis,
Le soleil, la mer,

Fatigués l’un de l’autre, habitués,
Mais décidés soudain

A dépasser enfin l’extrême du désir
Qu’ils savent, chacun d’eux,
Pouvoir atteindre sans se perdre au sein de l’autre.

Décidés à savoir

Ce qu’ils seront alors

Si la chose arrive
Que l’autre les prenne.

Soleil sur la mer,
Silence, un point fixe

Auquel vous tendez
Le soleil, la mer —

Et l’air qui se perd
A vous distinguer!

Le soleil, la mer,
Lequel de vous deux
Prétend calmer l’autre,

Au moyen de quoi ?

Vous voulez vous battre

Et vous n’arrivez à vous rencontrer

Que pour vous frôler.

Au moins tu sais, toi, océan,
Qu’il est inutile
De rêver ta fin.

Oui, je t’ai vue sauvage, hors de ta possession,
Devant endosser les assauts du vent.

Je t’ai vue bafouée, recherchant ta vengeance
Et la faisant porter sur d’autres que le vent.

Mais je parle de toi quand tu n’es que toi-même,
Sans pouvoir que d’absorber.

« Désossée », « dégraissée »,
Ce sont des voix.

« Décolorée »,

« Grise, grise, grise »,

C’est une autre voix.

Elles t’en veulent, ces voix,

Elles sont dans le vent, dans le soleil,

Dans ta couleur, dans ta masse.

C’est bon, n’est-ce pas?

De lécher le pied des rochers,

Ça te change de toi.

Sur la plage et les terres
Le soleil se rattrape.

Là il est maître et là

Ce n’est pas
Lui qu’il voit

Autant que dans la mer.

Là, il se voit le père.

A Camac, le linge qui sèche
Sur les ajoncs et sur les cordes

Retient le plus joyeux
Du soleil et du vent.

Appel peut-être
A la musique.

Il y a dans les cours de fermes
Du purin qui ne s’en va pas

Et c’est pour leur donner
De l’épaisseur terrestre.

Que dis-tu de ce bleu

Que tu deviens sur les atlas?

As-tu parfois rêvé
De ressembler à ça?

On ne peut pas te boire,
Tu refuses nos corps.

Mais on te touche
Un peu.

On a ton goût surtout
Et ton odeur qui fait
S’agrandir la distance

Et parfois s’engouffrer

Dans le temps de tes origines.

Tu peux être fraîche
Et douce à la peau
Dans les jours d’été,

Mais tu ne parles pas

Des souvenirs communs d’il y a quelque temps,

Comme fait la source.

On peut plonger en toi.

Tu l’acceptes très bien,
Même tu le demandes.

Mais ce n’est que toucher

Un passé légendaire

Qui s’oublie dans ta masse

Dont tu parais absente.

Cet homme que tu prends,
Tu en as bientôt fait,
Au bout de quelques mètres,
Un objet simple et blanc

Qui n’a pour avenir
Que d’être plus défait

Au rythme régulier

De la tranquille exécution de tes sentences.

Prise entre des rochers
Au cours de la marée,
Tu t’y plais, on dirait.

Douce, douce, caressante —
Et c’est peut-être vrai.

Ils n’ont pas l’air de te comprendre,
Ceux qui vivent dans toi,
Ceux qui sont faits de toi,
Ces poissons, ces crevettes.

Il me semble pourtant
Qu’à bien les regarder,
Les toucher, les manger,

Ils nous disent de toi
Ce qu’on ne saurait pas,

Qu’ils nous disent surtout
Ce que tu sens de toi.

Tu n’as pour te couvrir
Que le ciel évasé,

Les nuages sans poids
Que du vent fait changer.

Tu rêvais de bien plus,
Tu rêvais plus précis.

Toujours les mêmes terres
A caresser toujours.

Jamais un corps nouveau
Pour t’essayer à lui.

L’insidieux est notre passé,
Chargé sur nous de représailles.

Pourquoi faut-il que l’on t’y trouve,
Océan, accumulation?

Quand tu reçois la pluie
Reconnais-tu ta fille?

Exilée, revenue,
Ignorant son histoire,

Qui croit qu’elle te frappe
Ou peut-être t’apaise.

Contre le soleil
Tu as voulu t’unir,

Mais avec quoi,
Sauf avec lui?

Si l’espace une fois
Brûlait en rouge et bleu
Mais plus loin, sur la terre,

Ce serait ta fête.

Tu pourrais être douce, après.

Tu ne changeras pas au cours des ans,
Même si tu en rêves à coups de vagues.

Mais pour moi d’autres jours
Pourraient venir de mon vivant.

Ce sera comme un cercle
Qui se réveille droite,

Une équation montée
Dans l’ordre des degrés,

D’autres géométries
Pour vivre la lumière.

Alors, que seras-tu pour moi?
Que dirons-nous?

Alors, j’irai

Vers le total moi-même.

Ma paix sera plus grande
Et voudra te gagner.

Les profondeurs, nous les cherchons,
Est-ce les tiennes?

Les nôtres ont pouvoir de flamme.

Même assis sur la terre
Et regardant la terre,

Il n’est pas si facile
De garder sa raison
Des assauts de la mer.

En somme, avec toi,
Qu’on soit sur tes bords,
Qu’on te voie de loin

Ou qu’on soit entré

Te faire une cour

Que la courbe impose

Où sont le soleil, le ciel et le sol,

N’importe où qu’on soit,
On est à la porte.

On est à la porte,
On a l’habitude,
On ne s’y fait pas.

A la porte de l’océan
Et parlant, parlant.

Le difficile,
C’est d’être lui

Et si tu l’étais
C’est de rester toi,

Assez pour savoir
Que tu es les deux

Et pour en crier.

Cogne, cogne, cogne,
Puisque ça t’occupe

Et puisque pour nous
Le spectacle est grand.

On comprend bien
Que ça t’obsède

D’être un jour dressée
A la verticale
Au-dessus des terres.

On comprend bien.

Tu rêves des rochers

Pour t’en faire un squelette.

Continue, continue,
Flatte-les de tes vagues

Et reste invertébrée.

Beaucoup d’hommes sont venus,
Sont restés.
Terre d’ossements,
Poussière d’ossements.

Il y avait donc
L’appel de
Carnac.

Comment chantaient-ils,
Ceux des menhirs?

Peut-être est-ce là

Qu’ils avaient moins peur.

Centre du ciel et de la mer,
De la terre aussi,
La lumière le dit.

Chantant, eux,

Pas loin de la mer,

Pour être admis par la lumière.

Regardant la mer,
Lui tournant le dos,
Implorant la terre.

Il arrive qu’un pin
Du haut de la falaise
Te regarde et frissonne
Tant que dure le jour.

Il y a des moments
Où l’on peut s’endormir
Même tout près de toi
Sans te manquer d’égard.

Ce sont peut-être ceux
Qu’un grand calme t’inflige,

Quand tu as fait tes comptes
Et les as trouvés bons.

Il arrive à chacun,
Même à toi, forcenée,
D’être content de soi.

Calme, calme et contente
D’avoir fait ton bilan.

Horizontale et l’acceptant,
Le temps que tu savoures
Les postes de l’actif.

Le désert et toi —
C’est le sable.

La montagne et toi, la haute montagne,
C’est le vent.

Mais dans le désert,

Dans le vent sur la montagne,

Elle n’y est pas,
Ta volonté.

Ruminant, toi,
Rabâchant, rabâchant,

Quand les coquelicots
Ne parlaient que de vivre.

Pas délicate,
Pas difficile,
Pas assez femme.

Tu prends tout,
Parfois tu rejettes.

Sans corps,
Mais épaisse.

Sans ventre,
Mais molle.

Sans oreilles,
Mais parlant fort.

Sans peau,
Mais tremblante.

Pour garder tes nuits,
As-tu supplié
Parfois les rochers?

Si vaste, si lourde
Et si limitée.

Un peu de sable
Que tu remues.

Il te faut longtemps
Pour bien peu de chose.

On dirait que ça te répugne
De mouiller ce que tu touches.

Comme si c’était
Te donner trop.

Allez donc!
Allez!
Trêve de nos pointes.

Paix sur toi, la grande,
Et paix sur nous.

On ne se dit rien,
On s’ignore, on va
Chacun dans sa loi.

Tu veux qu’on essaye
En feignant de croire
Que ce soit possible?

Trop large

Pour être chevauchée.

Trop large

Pour être étreinte.

Et flasque.

Je te baptise

Du goût de la pierre de Carnac,

Du goût de la bruyère et de la coquille d’escargot,

Du goût de l’humus un peu mouillé.

Je te baptise

Du goût de la bougie qui brûle,
Du goût du lait cru,

Du goût différent de plusieurs jeunes filles,
Du goût de la pomme verte et de la pomme très mûre.

Je te baptise

Du goût du fer qui commence à rouiller,

Du goût d’une bouche et d’une langue avides,

Du goût de la peau que tu n’as pas salée,

Du goût des bourgeons, des jeunes girolles.

C’est sans effet sur toi, oui.
C’était pour moi.

Balayure de roses,
Corne de chèvrefeuille,
Galet d’églantine,
Pépin de joue pâle,
Rayons de vin,
Sourires de viscère, Éperons d’étoupe, Éclairs de marbre,

Ça ne te dit rien, n’est-ce pas? Ça n’a pas de rapports avec toi?

Pas moins d’ailleurs
Que les autres choses
Que je dis de toi?

Je crois que si.

Ne t’énerve pas, ne te laisse pas
Noyauter, vider,
Seconde après seconde.

Prends ces moments

L’un après l’autre. Épuise-les.

Fais-toi.
Fais

Ton contentement.

Ou crie et souffre, crie,
Mais pas ce creux
Qui prend du volume.

Comprends que je sais.

Pas plus seul qu’un autre
Au sein de ta masse,
Devant ta masse,
Pas plus veuf qu’un autre,

Mais sans programme,
Sans ouvrage.

Pas absente du vent
Quand le vent se dépasse

Et fait autour de nous
Un creux pareil au tien.

Pas absente du vent —
Ou c’est ton souvenir.

Infatigable, fatiguée —

Mais quelle est l’épithète
Qui ne te conviendrait?

Ton père :
Le silence.

Ton devoir :
Le mouvement.

Ton refus :
La brume.

Tes rêves.

Toi, sans abri
Contre le vent, bien sûr,
Et contre le soleil
Qui affûte les heures,

Sans rien pour te voiler
La procession des astres
Et leurs cérémonies
De longue adoration.

Sous nos pieds la terre,
Comme si de rien n’était.

Toi, l’indifférence
Ne t’est pas donnée.

Je suis des tiens, va !

Tout bien pesé,
Tout bien aimé,
Tout bien maudit,

Je suis des tiens.

Il s’est passé quelque chose à Camac,
Il y a longtemps.

Quelque chose qui compte
Et tu dis, lumière,

Qu’il y a lieu
D’en être fier.

Maisons blanches, vous de Camac,

A tendre votre chaux contre qui veut dormir,

Vous la fin de la terre
Et la fin de la mer,

Où le soleil enfin
Ne peut plus s’étaler,

Mais cogne, mer,
Comme tu fais.

Autant que les maisons,
Les gens s’abandonnaient.

Il y avait parfois tant de vent
Que le temps n’était pas pesant.

Mais le vent
Camouflait le temps.

Si par hasard tu crois à la valeur des sons
Tu dois bien frissonner
A ce seul nom de mer.

Puissante par moments
De force ramassée
Comme pour un travail,

Claquant contre le roc
Et tombant lourdement,

Quelquefois projetée
Comme un vomissement.

Pardonne-moi si le caillou
Ramassé dans un coin de terre,

Même sur un sentier
Piétiné, harassé,

Me parle plus

Que tes galets, parfois.

Crois-tu qu’il t’aime, le sable,
Qui sans toi serait debout
Dans le roc qui te domine,

Alors qu’il te sert de lieu
Où tu viens te promener?

Entre la mer et la terre
Cultivée, arrangée,

La lande fait la transition
Et plaide pour ne pas choisir.

Tu devrais être la première
A comprendre et savoir
Que l’on aime la terre,

Que l’on peut préférer
Y vivre loin de toi.

Le vent, le sable et toi
Aviez des rendez-vous

Dont vous faisiez semblant
De parler en passant.

Il y a des milliers d’années

Que les menhirs te tiennent tête

Et à ce vent que tu leur jettes.

Remue, dors ou remue,
L’horloge va sa loi,

Plus parente de toi
Que l’horloge ne croit.

Vraisemblablement,
Sans toi, l’océan,

Ils n’auraient rien fait à Carnac,
Ceux des menhirs.

Je me suis souvent demandé
Ce que tu pensais des couleurs.

Je sens que la question te gêne,
Mais remarque :

Jamais l’idée ne m’est venue
De la poser à l’hortensia.

Si tu pouvais nous dire

Au moins sur le passage

Du gris glauque au bleu vert.

C’est qu’on n’y comprend guère
A seulement te regarder.

Il faudrait être ton amant.

Il y a des hommes

Qui ne voient en toi que la nourricière.

Je les envie peut-être,
Car j’aime aussi
Prendre un crabe qui court
Ou sortir des poissons,

Mais j’ai bien un peu peur

Que ce que j’aime alors

Soit de l’ordre de la revanche.

Quand tu parais dormir,
Vaincue par le soleil,
Ta fatigue ou les songes,

Alors le goéland

Crie durement pour toi.

Ne va pas croire

Que le spectacle que tu donnes

Soit toujours suffisant.

On peut être assis sur tes bords,
Vivre tes vagues, la marée,

Regarder le complot

Que vous mettez au point,

Toi, l’air et l’horizon,

Déplorer que jamais
Tu ne sois là t’ouvrant,
Montrant tes profondeurs,

Et ne pas toujours Être intéressé.

Je te parle et je suis
Obligé de le faire.

Je te parle et je fais
Comme si quelquefois
Tu m’entendais parler.

Je te parle et dis-moi

Si tu comprends pourquoi.

Alignés, les menhirs,
Comme si d’être en ligne
Devait donner des droits.

En imploration

Comme les étoiles par tant do nuits

Sont souvent les menhirs

Et la lune les fait
S’enquérir d’autres monde3,

Alors qu’au moins toi
On ne dirait pas.

Sois ici remerciée

De n’être pas pareille à nous

Dont le rêve est toujours
D’être réconciliés

Quand pourtant

Ce n’est pas possible.

J’écris de toi dans un pays
Où le végétal
Ne cesse d’attaquer
Comme si c’était toi
Qui grondais jusqu’ici.

Les menhirs sont en rang
Vers quelque chose
Qui doit avoir eu lieu.

A Carnac, l’odeur de la terre

A quelque chose de pas reconnaissable.

C’est une odeur de terre

Peut-être, mais passée

A l’échelon de la géométrie

Où le vent, le soleil, le sel,
L’iode, les ossements, l’eau douce des fontaines,
Les coquillages morts, les herbes, le purin,
La saxifrage, la pierre chauffée, les détritus,
Le linge encore mouillé, le goudron des barques,
Les étables, la chaux des murs, les figuiers,
Les vieux vêtements des gens, leurs paroles,
Et toujours le vent, le soleil, le sel,
L’humus un peu honteux, le goémon séché,

Tous ensemble et séparément luttent
Avec l’époque des menhirs

Pour être dimension.

Femme, femme, au secours
Contre le souvenir
Enrôleur de la mer.

Mets près de moi
Ton corps qui donne.

Toujours nouvelle — et pas
Parce que tu changes.

Toujours nouvelle

Puisque je t’apprends

Et jamais ne sais ce que tu seras.

Donc tu donnes, quand même,
Tu ouvres.

Donne au moins ce qu’en loi
Nous avons investi.

Pour remplacer ce
Dieu
Où nous t’avons jetée,

Nous avons besoin
De trouver la fête.


Il ne semble pas
Que tu aies la tienne.

Pour se faufiler

Dans l’étroit canal

Qui menait au port avant les bassins,

Elles se pressaient, tes vagues,
Lors de la marée,
Elles se bousculaient.

Elles avaient besoin
Que l’interminable
Soit fini pour elles.

Je parle mal de toi.

Il me faudrait parler
Aussi vague et confus
Que rabâchent tes eaux.

Et des éclats
Pour ta colère,

Tes idées fixes
Sous le soleil.

Je n’ai jamais compris
Pourquoi, où qu’ils soient,
Toujours les gens causaient

Et rarement j’ai su de quoi.

Tu fais comme eux,
Tu veux causer,
Tu te racontes.

Ce qu’aussi tu veux

C’est t’allonger jusque dans les terres,

C’est les pénétrer, c’est être avec l’herbe.

Tu fais des rivières,
De vieux marais.

Mais là tu te perds
En perdant ta masse

Et ce néant
Qui te traverse.

Toute une arithmétique
Est morte dans tes vagues.

Il y a des moments

Où l’on te trouve entière,

Brutale d’être toi.

Là tu viens verticale et verte te dresser
A toucher notre face.

Là tu nais en toi-même

A chaque instant que nous faisons.

Parfois tu étais
Un moment de moi.

Je nous exposais
Au risque d’aller,

Car plus tard

Est toujours présent.

Quand je te regardais jusqu’au plus loin possible,
C’est vers le midi
Que je me tournais.

Je l’ai su depuis,
Lumière extasiée,
Horizon vaincu.

Il me semble parfois
Qu’entre nous il y a
Le souvenir confus
De crimes en commun.

Nous voici projetés face à face
Pour comprendre.

Eugène Guillevic.- « Carnac ».- Paris, Gallimard – Blanche, 11 Février 1961

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