Cinéma : “Phase IV”, le trésor caché de Saul Bass !

  • Dernière modification de la publication :18 novembre 2023
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L’unique long-métrage réalisé par Saul Bass (1920-1996), ciné-graphiste américain de génie et artiste visionnaire, est un éblouissement absolu pour les cinéphiles aventuriers à la recherche de raretés filmiques.

Synopsis : Le professeur Ernest D. Hubbs (Nigel Davenport) étudie le comportement des fourmis, sujet à des dérèglements de comportement aussi étranges qu’inquiétants à la suite d’événements cosmiques inconnus. En effet, plusieurs espèces, autrefois en conflit, se rassemblent pour former un groupe remarquablement bien organisé et coordonné. Il note également la disparition de leurs prédateurs naturels sur la zone : mantes religieuses, scarabées, araignées. Il obtient la construction d’une station d’expérimentation afin d’étudier et d’endiguer le problème et s’y rend avec James R. Lesko (Michael Murphy), un spécialiste en communication et en cryptologie. A peine arrivés, ils découvrent d’étonnantes constructions géométriques construites par les fourmis…

Affiche de la reprise du film en salle le 17 septembre 2017.

Mais avant de s’aventurer dans une analyse filmique de cet ofni (objet filmique non identifié !), sans doute faut-il commencer par présenter son créateur, Saul Bass, auquel est étroitement associé le nom de son épouse Elaine

Designers, créateurs de logos et d’affiches publicitaires parmi les plus renommés aux États-Unis, Elaine et Saul Bass sont surtout connus des cinéphiles du monde entier pour leurs inoubliables contributions aux génériques de film. Créant leur propre agence au début des années 50 à Los Angeles, ils entrent assez vite en contact avec le monde du cinéma, Hollywood leur passant commande de films-annonces et d’affiches. En 1953, ils font une rencontre qui se révélera décisive, celle d’Otto Preminger qui leur commande l’affiche de La Lune était bleue. Mais c’est avec Carmen Jonesque, que la carrière des Bass prend un nouveau tournant, le même Preminger leur suggérant de mettre en mouvement la rose enflammée qu’ils ont imaginée pour l’affiche du film et d’en agrémenter le générique. Un coup de génie qui sera suivi d’une série de créations inoubliables pour Preminger : L’Homme au bras d’or (1955), Bonjour tristesse (1958), Autopsie d’un meurtre (1959), Exodus (1960), Tempête à Washington (1962)… Ils redéfinissent la fonction et l’esthétique du générique du film, le transformant en objet artistique à part entière. Du Grand couteau (1955) à Casino (1995), de Sept ans de réflexion (1955) à Seconds (1966), Elaine et Saul Bass multiplient les expérimentations et s’imposent comme les maîtres du genre, leurs créations les plus célèbres restant probablement celles conçues pour Hitchcock : Sueurs froides (1958), La Mort aux trousses (1959) ou encore Psychose (1960).

C’est d’ailleurs au tout début des années 60 que Saul Bass ouvre son champ d’action en proposant ses services comme conseiller visuel pour des scènes spécifiques. Il travaille ainsi sur Spartacus (1960) et West Side Story (1961) puis, plus tard, pour Grand Prix (1966), film pour lequel il se voit confier la réalisation des impressionnantes courses automobiles. Bass réalise également des courts métrages, dont Why Man Creates qui obtient l’Oscar en 1968.

Il a d’évidentes velléités de passer au long métrage mais le premier projet qu’il développe ne trouve pas grâce aux yeux des producteurs hollywoodiens. La Paramount lui propose alors de tourner un film d’horreur mettant en scène des animaux monstrueux, un genre en soi qui a fait les beaux jours du cinéma d’exploitation des années 50, mais totalement incongru en ce début des années 70 où le cinéma américain est en pleine mutation. Bass et son co-scénariste Mayo Simon vont alors s’employer à prendre le contre-pied de la commande en signant une œuvre à la portée philosophique, métaphysique et écologique très éloignée des attentes du studio qui souhaitait simplement miser sur le savoir-faire de Bass pour tourner une série B horrifique.

Bande annonce originale (VO) de 1974

Bande annonce (VO sous titrée en français) de la reprise de septembre 2017

Témoignage fort d’une époque où le cinéma (de genre, mais pas que) se permettait à peu près tout en matière d’expérimentation, Phase IV braque les projecteurs sur une idée un peu oubliée : et si la science-fiction avait moins valeur à explorer les possibilités fantasmées du cosmos qu’à passer la planète Terre au microscope en vue d’y trouver un autre cosmos ? Et si l’inconnu était déjà là, à portée de main, caché par une simple question d’échelle ?

Deux ans avant le film de Saul Bass, la fiction documentaire Des insectes et des hommes de Walon Green (brillant scénariste de Sorcerer et de La Horde Sauvage) avait déjà donné le « la » d’une étude du fonctionnement des insectes par un jeu de miroir avec notre espèce, le tout avec des angles et des techniques de filmage assez comparables. Et si l’humain était lui-même à l’image de ces créatures qui grouillent sous ses pieds ?

Phase IV enfonce le clou en s’aventurant résolument sur le terrain du film d’anticipation. Loin de bâtir une métaphore purement kafkaïenne sur l’altérité (à l’image de ce que David Cronenberg travaillera dans La Mouche), Saul Bass se contente ici de suivre le cours d’une expérience scientifique en plein désert de l’Arizona, selon une narration organisée en “phases”.

Dans ce décor désertique, l’action prend très vite les contours d’un assaut de western, où un ennemi proliférant et stratégique met progressivement à l’épreuve les quelques résidents d’un laboratoire scientifique paumé à l’écart de toute civilisation. Il s’agit bel et bien d’une guerre, avec cette idée maline que l’envahisseur n’est jamais celui que l’on croit (qui était là en premier, d’abord ?).

Impossible de vous dévoiler le déroulement des trois premières “Phases”, de vous en livrer les tenants et aboutissants. Gardons intacte l’expérience d’une découverte virginale de ce film unique.

Quant à la “Phase IV” du titre, elle est habilement gardée sous silence, ne s’activant qu’au lancement du générique de fin, comme si tout ce que nous venions de voir n’était que le prologue d’une histoire qui reste à raconter. Notons d’ailleurs qu’alors que Saul Bass est considéré comme l’un des plus grands créateurs de générique de film, le sien ne possède ni titre ni générique au début. Cas unique dans l’histoire de l’industrie cinématographique, qui installe l’idée que tout le film n’est que le générique d’un film qui en réalité n’existe pas, qui reste à inventer…

Le regard entomologiste de Bass achève de recourber le propos caché du film : l’homme passe peu à peu du statut de meneur scientifique à celui de cobaye insoupçonné d’une expérience qui le dépasse… ce qui n’est pas sans rappeler le trajet subjectif du héros astronaute de 2001 l’odyssée de l’espace. Les passerelles avec le monument métaphysique de Stanley Kubrick sont ici explicites. Les films partagent en effet la même structure et les mêmes motifs : ouverture cosmique sur “l’infiniment petit”, échec commun et progressif d’une humanité trop rationnelle pour accepter l’inconnu et d’une technologie trop déficiente pour l’aiguiller dans son parcours, climax final sur “l’infiniment grand” où une nouvelle super-intelligence fait accéder l’humain-insecte à une sorte de transcendance.

A cela s’ajoute l’une des images les plus visuellement marquantes du film : les artefacts de cette nouvelle génération de fourmis mutantes, sorte de vastes piliers légèrement ouverts sur le haut, avec une fente évoquant la bouche d’une créature, à mi-chemin entre les moaï de Rapa Nui et le monolithe de 2001.

Fuyant les recettes éculées du film d’invasion animale de la commande d’origine, Bass nous plonge dans une abstraction conceptuelle, encore un lien évident avec Kubrick. Rythme lent, froideur quasi tarkovskienne, grammaire de huis clos réflexif, forte prédominance des effets sonores, musique synthétique des plus envoûtantes, voix off de plus en plus pessimiste. Ainsi donne t-il à ce suspense scientifique une dimension psychédélique, en l’état assez proche de celle qui irriguait le THX 1138 de George Lucas (sorti deux ans plus tôt).

L’influence de son travail graphique est omniprésente dans Phase IV. Par un art du montage riche en dissociations formelles et en perspectives géométriques, la figure humaine se voit absorbée et soumise à un déluge de bizarreries visuelles, à l’instar de la figure hypnotique de la spirale dans le générique du Vertigo d’Alfred Hitchcock. L’alternance de gros plans et de plans larges, tous deux soumis à une perpétuelle superposition d’images et de couleurs, suggère avec trois fois rien l’angoisse d’une contamination. Ses idées plastiques se nourrissent de culture populaire, ici l’ufologie (la figure géométrique dans le champ de maïs n’est pas sans rappeler un crop circles), là le 7ème Art lui-même (la fourmi qui sort d’une main humaine est un clin d’œil évidant Chien andalou de Luis Buñuel).

Phase IV est une parabole sur la fin de l’humanité telle que nous la connaissons, la fin de la domination de l’homme, de sa domestication de la nature. Dès l’ouverture, la voix-off explique que les progrès scientifiques ont conduit à un dérèglement irrémédiable de la Terre et tout le film raconte comment la civilisation humaine est mise sur la touche par la nature, les fourmis semblant être l’agent d’une entité plus grande encore et qui serait l’écosystème terrestre dans son entier.

Saul Bass se situe de plain-pied dans un mouvement écologiste mettant en garde contre un progrès aveugle au maintien de l’équilibre biologique terrestre, un discours que l’on retrouve bien sûr dans les mouvements appelant alors à la dénucléarisation militaire et civile. Mais en choisissant la forme d’une fable SF, Bass suggère que le dérèglement planétaire dépasse la question atomique, que le mal est plus profond encore et que l’humanité va devoir accepter un changement majeur… Ce qui exprimé en 1973 se révèle éminemment prophétique.

On peut aussi proposer une lecture plus politique du film. L’ennemi invisible qui défait les scientifiques suréquipés, ce pourrait être le mastodonte américain perdant la guerre du Vietnam ou encore, la société capitaliste et individualiste opposée au collectivisme étatique de l’Union Soviétique, nous sommes alors en pleine guerre froide.

Les époux Bass affirmeront encore leur sensibilité et leur acuité aux questions écologiques par la réalisation en 1980 de The Solar Film qui promeut l’utilisation de l’énergie solaire, ou encore celle de Quest en 1984 (qu’il cosigne avec Elaine), un récit initiatique et mystique qui place l’être humain comme simple maillon de la chaîne infinie du vivant. Si Phase IV peut apparaître naïf, cette naïveté est totalement assumée par Saul Bass qui se place, comme dans Quest, dans le régime du conte. Or le conte appelle un imaginaire puissant…

Et c’est à ce titre que Phase IV nous emporte. Le film, très économe en effets spéciaux, doit tout à l’ingéniosité filmique de Bass. Les compositions graphiques de Bass se révèlent inventives, étonnantes, saisissantes. Il utilise l’animation image par image pour une séquence, l’accéléré pour une autre (une araignée dévorée par une myriade de guerrières). Cette plongée dans le monde des fourmis est vertigineuse. S’il est brillamment assisté par Ken Liddleham qui conçoit d’impressionnantes prises de vues macroscopiques, c’est la mise en scène de Bass qui nous place, nous, humain spectateur ou acteur du film, au niveau des insectes. C’est en jouant sur la géométrie des plans, sur la succession de très gros plans et de plans larges, sur la profondeur de champ ou encore sur les plongées et contre plongées qu’il brise la barrière entre l’insecte et l’homme.

Phase IV restera l’unique long métrage de Saul Bass, le film étant un échec cuisant à sa sortie. Comble d’ironie, ce génie du graphisme ne peut même pas en signer l’affiche, confiée à un yes man qui essaye de faire passer ce récit d’anticipation métaphysico-écologique pour un film de monstres de série Z. On imagine aisément les spectateurs désappointés devant cet objet en tout point singulier. Ici, Phase IV se range dans la longue liste des films culte qui ont fait un bide à leur sortie.

Mais le mélange constant de beauté plastique et d’inventivité visuelle confère au film une universalité à l’épreuve du temps. A l’image de la Nuit du chasseur de Charles Laughton, Phase IV appartient à cette catégorie des météores filmiques, créé par des artistes visionnaires qui, le temps d’un unique long-métrage incompris à son époque, auront donné un nouvelle dimension au cinéma… le propre des chefs-d’œuvre ?

Cyrille Chaigneau pour Les Vaisseaux de Pierres

Réalisation : Saul Bass
Production : Paramount Pictures, Swashbuckler Films
Avec : Nigel Davenport, Michael Murphy, Lynne Frederick, Alan Gifford, Robert Henderson, Helen Horton, Wesley Jonathan, James Martinez, Missy Yager, Drew Sidora
Scénario : Mayo Simon, Barry N. Malzberg
Photographie : Dick Bush
Montage : Willy Kemplen
Bande originale : Brian Gascoigne (compositeur principal) / Stomu Yamashta (pour la musique de la dernière séquence du film, coupée lors de la sortie en salle) / David Vorhaus et Desmond Briscoe (musique électronique)
Pays d’origine : Etats-Unis
Genre : Fantastique, Science-fiction
Date de sortie : 1er octobre 1975, reprise le 17 septembre 2017 / édition DVD/Blu-ray (Carlotta), en juin 2020
Durée : 1 h 33

Le DVD/Blue Ray sorti chez Carlotta en 2020 permet de découvrir la fin originale que Saul Bass n’avait pas pu intégrer dans le montage final. Cette fin, plus explicite sur le futur de l’humanité préfiguré à demi-mot par l’intrigue, intègre des passages psychédéliques renvoyant autant aux génériques de films américains conçus par Bass qu’à la célèbre scène onirique imaginée par Salvador Dali pour La Maison du docteur Edwardes d’Alfred Hitchcock. Pour le coup, même si cette fin alternative demeure formellement passionnante, on ne peut s’empêcher de lui préférer l’ambiguïté du montage définitif, ce dernier ouvrant vers tous les imaginaires possibles…

Pour citer cet article : Chaigneau C., 2023. Cinéma : “Phase IV”, le trésor caché de Saul Bass !. In : Les Vaisseaux de Pierres. Exploration des imaginaires autour et sur les mégalithes de Carnac et d’ailleurs, mis en ligne le 29 janvier 2023.- https://lesvaisseauxdepierres-carnac.fr/, consulté le : …

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