« Jacques Le Noane est né le 14 mars 1924 au milieu des émigrants bretons qui venaient des villages d’Armor pour s’employer dans l’industrie en développement dans la banlieue nord de Paris. Son grand-père parlait encore le breton. L’œuvre du peintre est imprégnée d’un fonds celtique plus ou moins apparent ou sous-jacent dans un grand nombre de ses toiles. Sa famille attachait beaucoup d’importance à l’instruction comme moyen de progression dans l’échelle sociale.
II entreprend des études qui le mènent a la Faculté de Droit, à l’École des sciences politiques, puis à l’École nationale d’Administration (ENA). Il est affecté au Ministère des Finances le 1er janvier 1950. II intègre un groupe de recherche destiné à mettre en place les méthodes macroéconomiques modernes, la comptabilité nationale, les budgets économiques, la rationalisation des décisions financières. II y reste vingt ans, puis est affecté à des taches de contrôle des grands services ou entreprises dépendant de l’État. II termine sa carrière à la Cour des Comptes en 1992, et des lors, se consacre entièrement à la peinture »1.
A la fin des années 1950 il pratique la photographie avec talent. Il expose au photo club des finances de grands formats 40 x 30. Il est sélectionné, avec cinq autres photographes pour représenter la France dans l’édition 1960 du livre de la Fédération Internationale de l’art photographique (FIAP).
Il avait copié quelques toiles impressionnistes et fauves quand il avait vingt ans. Un jour de décembre 1968 – il a alors 44 ans – il tombe en arrêt devant une boutique de matériel pour artistes, dont le patron solde la marchandise, il se laisse tenter et se lance dans la peinture.
Il expose régulièrement dans des galeries parisiennes de 1979 à 1995 et peint jusqu’à la fin de sa vie2. Jean Marie Dunoyer, critique d’art au journal Le Monde, apprécie particulièrement son œuvre et y consacre plusieurs articles en 19813 et 19834 ainsi qu’un chapitre dans le livret édité vers 1995. Henri Goetz lui consacre également quelques lignes (cf. infra : annexe 3).
Ce livret contient 44 reproductions d’œuvres peintes entre 1976 et 2005 (collection particulière).
Le photographe
A la fin des années 1950, il fait partie du « Photo-club des finances » et réalise des séries sur Paris (les quais de Seine, les puces de Saint-Ouen, les parcs et jardins publics), les Alpes (La Grave, Briançon, Guillestre), l’Italie (Venise, Véronne, Burano), le Sud (Ramatuelle, Saint-Tropez), la Bretagne (Penmarc’h, Concarneau) et la Belgique (Bruges).
Ses cadrages sont réussis. Il sait saisir l’instant et l’expression, particulièrement avec les enfants. Les sujets qu’il choisit et la manière de les traiter fait penser au travail de Robert Doisneau. Il semble abandonner cette pratique artistique au début des années soixante avant de se consacrer corps et âme à la peinture.
2 : « Le boursicoteur » Puces de Paris. Tirage argentique d’exposition collé sur papier fort (40 x 27 cm). Signé et titré au dos.
3 : « Le pain du matin, Ramatuelle 1958 ». Tirage argentique collé sur feuille (24 x 18 cm). Titré, localisé, daté en bas de la feuille.
4 : Lors de son passage en Bretagne à Penmarch, il photographie les pêcheurs et les femmes bigoudènes. Le seul menhir que l’on trouve dans ses photos est un dessin naïf simplement pincé sur un fil à linge contre une couverture
(collection particulière).
Le peintre
Prolifique, il laisse à sa mort plus de mille toiles dans son atelier. Elles sont vendues aux enchères en 2024 par les maisons Million à Paris et Sadde à Dijon.
Au moins trois d’entre elles représentant des mégalithes ont attiré notre attention. Les trois sont signées, titrés et datées : « Naissance d’un dolmen, 1981 », « Une étoile sur un chemin difficile, 1982 », « Souvenir de Stonehenge au couchant, 1985 ».
Avant de vous les présenter, il nous parait intéressant d’utiliser des extraits de son interview avec Françoise Barsaq. Jacques le Noane, est un amateur autodidacte. S’il n’a jamais suivi de cours, n’a pas eu de maître et ne peut revendiquer aucune filiation artistique, ce n’est en aucun cas un dilettante.
« J’ai passé des années à me former en apprenant dans les musées les règles de l’expression plastique. Pendant une phase prolongée de mon apprentissage, je me suis astreint à rechercher les lois permanentes de la peinture, ses secrets. Le but n’a pas été atteint, tant le nombre des composants et la complexité de leurs interrelations déjouent les analyses, mais la recherche a formé ma main et mon œil. C’est muni de ce bagage, et après de nombreux exercices, que je peux aujourd’hui prétendre à une expression libre. »
Ses nombreux carnets de croquis montrent effectivement qu’il a fait ses gammes. Il croque des arbres, des criques, des bateaux de plaisance au port, des plagistes des architectures, comme ici l’île de Lérins ou la ville d’Antibes. Sur de grands carnets de 25 x 35 cm ou sur de plus petits de 18 x 26 cm.
4, 5, 6 : trois croquis d’Antibes (collection particulière).
Dans son atelier à Montparnasse, ou à Antibes il peint « librement », seul au milieu de la musique.
« J’ai très rarement un sujet en tête quand je m’assois devant mon chevalet. J’interroge la toile et je m’efforce d’exprimer le message spécifique qu’elle contient à mon insu. Mon rôle se réduit à celui d’un intermédiaire passif entre la toile et la peinture. Le résultat m’étonne très souvent ».
« Je n’ai jamais peint deux toiles de la même façon. Mais il y a des séquences qui se répètent souvent. Je cherche à utiliser deux des moyens qui reflètent le mieux la personnalité du peintre, le geste et les taches. Avec le fusain, ma main balaie la toile. Cette sorte d’écriture, qui reflète la personnalité comme l’encre qui sort du stylo, est souvent mon point de départ. Mais je peux démarrer aussi avec des taches, dont la lecture est liée au moi profond. La combinaison des deux approches me fait progresser jusqu’au moment où j’ai le sentiment que la toile a avoué son message ».
Beaucoup de ses réalisations ont un titre, Il explique la manière dont il le conçoit :
« Je me suis interrogé, en effet, sur la signification que mes toiles pouvaient avoir pour les autres, alors que, quelquefois, j’hésitais moi-même à les interpréter …. Afin d’aider à la compréhension de la toile, je prends soin d’en donner une sorte de transposition littéraire, en choisissant un titre qui peut éclairer sur les intentions du peintre. Mais ce titre n’enferme pas dans une interprétation précise, c’est plutôt un stimulant pour l’imagination. Il conserve lui-même l’ambigüité de l’œuvre, qui doit rester un sujet d’interrogation ».
Il peint souvent dans un atelier situé à Antibes, mais il revendique ses racines celtiques :
« J’ai découvert récemment des manuscrits irlandais du VIIIe siècle dont les enluminures ont une ressemblance saisissante avec quelques-unes de mes toiles : mêmes entrelacs, même confusion des règnes, végétal, minéral, animal, même transformation des êtres les uns dans les autres. La similitude ne peut être due au hasard. J’y vois l’effet d’une ascendance celtique que je ressens fortement. Un sentiment primitif, prélogique, me fait mêler les rochers, les algues, la lune, le soleil et la mer quand ma main divague en respectant un ordre caché ».
Les Mégalithes de Jacques Le Noane
Évidemment, si l’artiste lui-même hésite à interpréter ses propres toiles, nous n’allons pas nous lancer dans l’exercice et laisser chacun y découvrir ce qu’il souhaite.
Dans les entrelacs de « Naissance d’un Dolmen » on peut trouver des enluminures celtiques, dans « Une étoile sur un chemin difficile » on peut voir un menhir christianisé sur une butte, et dans « Souvenir de Stonehenge au couchant » on peut penser à un hommage au célèbre tableau de William Turner5.
Huile sur toile (61 x 46 cm), signé en bas à droite, titré et daté au dos (collection particulière)
Huile sur toile (92 x 65 cm), signé en bas à droite, titré et daté au dos (collection particulière).
Huile sur toile (92 x 65 cm), signé en bas à droite, titré et daté au dos (collection particulière).
Expositions
Expositions de groupe
- 1979 : Galerie de Bellechasse, Paris
- 1980 : Galerie de Bellechasse, Paris
- 1981 : Musée d’art moderne de Strasbourg
- 1995 : Palais des Festivals, Cannes
Expositions personnelles
- 1981 : Galerie de Bellechasse, Paris
- 1981 : Studio Quanta, Brescia (Italie)
- 1982 : Galleria Ciovasso, Milan (Italie)
- 1982 : Galleria La Firma, Riva del Garda (Italie)
- 1982 : Galleria Theatro Minimo, Mantoue (Italie)
- 1983 : Galerie Arcadia, Paris 1985 Galerie Arcadia, Paris
- 1989 : Galerie Hugues Bourdin, Paris
- 1991 : Galerie KArt, Paris
- 1994 : Galerie Sarah B.,Paris
- 2009 : Galerie Talbot Paris
2 : Jacques Le Noane en compagnie de son fils. Tirage argentique (25,5 x 15 cm) ; photographie prise en face d’une glace déformante qui n’est pas sans rappeler certaines de ses toiles
(collection particulière).
Philippe Le Port pour Les Vaisseaux de Pierres
Notes et bibliographie
- Livret « Jacques Le Noanne », p. 9, 12, 13, 55, 58 ↩︎
- idem ↩︎
- Dunoyer J.-M., 1981. « Heureuses rencontres », in : Le Monde, 18 Janvier 1981.
https://www.lemonde.fr/archives/article/1981/01/19/heureuses-rencontres_2716475_1819218.html ↩︎ - Dunoyer J.-M., 1983. « les voies intérieures », in : Le Monde, 10 Janvier 1983. https://www.lemonde.fr/archives/article/1983/01/10/les-voies-interieures_2839685_1819218.html ↩︎
- voir : https://lesvaisseauxdepierres-carnac.fr/des-pierres-si-romantiques/ ↩︎
Annexe 1
Cet interview avec Françoise Barsacq n’étant pas en ligne, et le livret sur Jacques Le Noane, dont il provient, étant rare, nous le reproduisons ici intégralement
F.B. On est frappé par la grande diversité de vos œuvres. Cette caractéristique est-elle transitoire ou résulte-t-elle d’une façon particulière de vous exprimer ?
J.L Chaque toile est pour moi une œuvre unique, le reflet d’un moment particulier de mon existence. Je peins dans un état de demi-conscience que je ne cherche pas à dissiper. J’interviens le plus tard possible pour donner à mon expression une forme plastique, construite. Mais ce contrôle n’est pas toujours nécessaire. Il m’arrive de conserver sur la toile le pur produit de ma spontanéité, souvent, il est vrai, après de multiples essais. J’ai très rarement un sujet en tête quand je m’assois devant mon chevalet. J’interroge la toile et je m’efforce d’exprimer le message spécifique qu’elle contient à mon insu. Mon rôle se réduit à celui d’un intermédiaire passif entre la toile et la peinture. Le résultat m’étonne très souvent. Il m’arrive d’attendre de nombreux mois avant d’assumer mes œuvres, de percevoir leur sens profond. Elles proviennent en effet de zones obscures, mal explorées, d’ensembles de sentiments, d’idées, de désirs, qui font surface dans un apparent désordre. J’échappe par ce moyen à tous les schémas prédéterminés et répétitifs. Mon expression change selon les fantaisies de mon inconscient qui reflète mon histoire personnelle autant que mon humeur du moment, sans doute aussi ce que m’ont légué mes ancêtres.
F.B. Comment une expression purement spontanée peut-elle engendrer des formes esthétiques et significatives ? Le contrôle du peintre, doté d’un métier, paraît indispensable. Le niez-vous ?
J.L Bien sûr, l’exercice n’a de sens que si la main qui parcourt la toile est celle d’un peintre ! J’ai passé des années à me former en apprenant dans les musées les règles de l’expression plastique. Pendant une phase prolongée de mon apprentissage, je me suis astreint à rechercher les lois permanentes de la peinture, ses secrets. Le but n’a pas été atteint, tant le nombre des composants et la complexité de leurs interrelations déjouent les analyses, mais la recherche a formé ma main et mon œil. C’est muni de ce bagage, et après de nombreux exercices, que je peux aujourd’hui prétendre à une expression libre.
F.B. On vous rattache difficilement à un courant actuel, à une école. De quels peintres vous sentez-vous le plus proche ?
J.L Je ne recherche pas de filiation. Mon but est d’exprimer le plus sincèrement possible une vérité, ma vérité. La science nous apprend que nous sommes chacun des êtres uniques. C’est pourquoi il me paraît vain de rechercher l’originalité. Elle est en nous. Elle vient de surcroît si nous savons nous exprimer librement, complètement, dans notre diversité. Je m’exprime en utilisant les moyens techniques actuels, spécialement la peinture acrylique, plus favorable à la spontanéité, à l’improvisation, et en profitant du recul des tabous, sources de paralysie, pour laisser libre cours à mon inspiration. Grâce aux peintres des générations précédentes, qui ont détaché la peinture de la représentation des personnes et des objets, un public croissant est apte à recevoir et à décrypter un message en dehors de toute figuration classique, à partir de signes plastiques. Je me limite à peindre sur une toile, sans rechercher des innovations à tout prix dans le choix de matériaux insolites. Il me semble qu’elle offre, à elle seule, une infinité de moyens d’expression, et qu’il reste encore des murs à décorer. Je peins pour ma jubilation personnelle et pour dialoguer avec ceux qui s’intéressent à mes tableaux, sans chercher à me situer parmi les courants à la mode, souvent éphémères et tributaires des nécessités commerciales, du choix de créneaux et de marchés porteurs, du marketing et de la spéculation. Malgré mon désir d’indépendance, je ne manque pas d’ouvrir les yeux et d’utiliser ma mémoire. J’ai beaucoup admiré et étudié Paul Klee. J’ai retenu la leçon des cubistes. Chirico, Tanguy, Masson, Ernst, Matta sont mes cousins. Picasso m’attire malgré la distance comme un point lumineux.
F.B. Cette peinture solitaire, située en dehors des courants dont on parle, ne vous fait-elle pas craindre l’isolement, et des difficultés de communication insurmontables, bref, un appauvrissement dû à un excès d’ombre, de subjectivité, de marginalité ?
J.L Je me suis interrogé, en effet, sur la signification que mes toiles pouvaient avoir pour les autres, alors que, quelquefois, j’hésitais moi-même à les interpréter. Dès mes premières expositions, j’ai été rassuré. Les visiteurs entrent toujours en communication avec certaines des toiles. Je crois que nous sommes tous porteurs de l’humaine condition et que nos semblables se retrouvent, même dans nos expressions les plus personnelles, quelles que soient les caractéristiques particulières, apparemment uniques, de notre vie et de notre personne, malgré notre personnalité à nulle autre pareille. Afin d’aider à la compréhension de la toile, je prends soin d’en donner une sorte de transposition littéraire, en choisissant un titre qui peut éclairer sur les intentions du peintre. Mais ce titre n’enferme pas dans une interprétation précise, c’est plutôt un stimulant pour l’imagination. Il conserve lui-même l’ambiguïté de l’œuvre, qui doit rester un sujet d’interrogation. Celui qui regarde le tableau doit le recréer, le revivre, en faire sa chose, une chose qui change au gré des jours. Je n’interpose ma signature entre ma toile et lui qu’à regret, pour respecter les conventions. Je me crois donc, sinon lisible, du moins interprétable. Ce que je communique, j’en aperçois le fond. Il ne s’agit pas seulement du champ d’investigation des psychanalystes, mais du produit d’une longue histoire, vécue ou héritée. J’ai découvert récemment des manuscrits irlandais du VIIIe siècle dont les enluminures ont une ressemblance saisissante avec quelques-unes de mes toiles : mêmes entrelacs, même confusion des règnes, végétal, minéral, animal, même transformation des êtres les uns dans les autres. La similitude ne peut être due au hasard. J’y vois l’effet d’une ascendance celtique que je ressens fortement. Un sentiment primitif, prélogique, me fait mêler les rochers, les algues, la lune, le soleil et la mer quand ma main divague en respectant un ordre caché. Mais je suis aussi un Européen très profondément mêlé au monde moderne occidental marqué par l’histoire, les traumatismes, le mal-être, l’angoisse qu’elle génère. Les philosophies orientales ne me sont pas complètement étrangères. Si bien que c’est plutôt l’abondance des sources qu’un dessèchement dû à l’isolement qui me fait problème.
F.B. Vous avez fait allusion à des réminiscences celtiques. Vous considérez-vous comme un peintre breton ?
J.L. l’ai reçu une formation universitaire classique. Le cartésianisme m’a fortement influencé dans ma jeunesse, quand je m’orientais vers la philosophie. Ensuite, je me suis consacré aux questions économiques et sociales. Il a fallu que je devienne peintre pour m’apercevoir que cette culture rationaliste, universaliste, tout entière tournée vers l’expression d’une pensée claire, selon la tradition française, cachait une partie de moi-même, enfouie et discréditée, pleine de rêve, de fantaisie, d’irrationalité, plus proche de Merlin que de Descartes. J’ai pris conscience de cette dualité et je l’assume aujourd’hui grâce à la peinture. Mais au cours des dernières années, je me suis souvent éloigné de mes sources ancestrales. Avec le temps, j’ai pris plus de liberté, exploré des terres inconnues, utilisé mes capacités mieux affermies pour élargir le champ de mes recherches et de mes préoccupations.
F.B. Pouvez-vous caractériser vos peintures actuelles par rapport aux anciennes ?
J.L. J’attache peut-être plus d’importance à la matière, à l’exécution. Je suis plus capable aussi de transposer ce que me suggèrent la musique, la nature. Je peins souvent dans un atelier situé à Antibes, ce qui a introduit du bleu, de la Méditerranée dans mes toiles. Mais l’inspiration reste fondamentalement la même, malgré la diversité des lieux et des époques, malgré les cycles. Je peins plus volontiers des formats « figure » que des formats « paysage » depuis quelque temps, ou des variations sur un rhème suggéré par un événement affectif.
F.B. L’amateur aimerait savoir comment l’artiste procède devant son chevalet. Quel est le processus de création que vous suivez à partir de la toile blanche ?
J.L. Je n’ai jamais peint deux toiles de la même façon. Mais il y a des séquences qui se répètent souvent. Je cherche à utiliser deux des moyens qui reflètent le mieux la personnalité du peintre, le geste et les taches. Avec le fusain, ma main balaie la toile. Cette sorte d’écriture, qui reflète la personnalité comme l’encre qui sort du stylo, est souvent mon point de départ. Mais je peux démarrer aussi avec des taches, dont la lecture est liée au moi profond. La combinaison des deux approches me fait progresser jusqu’au moment où j’ai le sentiment que la toile a avoué son message.
F.B. Vous avez commencé à peindre en 1968 alors que vous aviez déjà une longue carrière de spécialiste des questions économiques derrière vous. D’où vient cette vocation subite ?
J.L J’avais copié quelques toiles impressionnistes et fauves quand j’avais vingt ans, avec beaucoup de plaisir, mais sans croire que j’avais la capacité de créer. Ma vie professionnelle m’avait ensuite détourné de la peinture. Je me contentais d’exposer quelques photographies de temps en temps. C’est en décembre 1968 que j’ai senti tout d’un coup – je sais le lieu exact – que je devais peindre. Ambition insensée ! On ne connaît guère de peintre tardif, au surplus très occupé, qui ait réussi à s’exprimer valablement. Mais je me suis aperçu qu’on pouvait gagner beaucoup de temps en mettant la même passion à l’économiser que d’autres à gagner de l’argent ou à conquérir le pouvoir, que la fatigue du peintre ne s’ajoutait pas à celle du travail journalier, mais avait plutôt tendance à s’en soustraire, et, qu’enfin, ayant appris à apprendre, je pouvais peut-être m’initier seul à ce nouveau métier. J’ai tenu bon pendant une longue traversée du désert, jusqu’à ce que je devienne capable de m’exprimer avec mes brosses et mes pinceaux. Je pourrais fournir toutes sortes d’explications à ce comportement. Aucune ne serait probablement la bonne. Au fond je ne sais pas pourquoi je peins. La seule chose claire, c’est que je ne peux m’en passer.
Annexe 2
Cet article n’étant pas en ligne, et le livret sur Jacques Le Noane, dont il provient, étant rare, nous le reproduisons ici intégralement.
Le Noane et sa peinture fascinante, c’est le plus bel exemple de vocation tardive qu’on puisse rencontrer dans l’histoire de l’art, le plus rare aussi. Comment un homme de formation et d’esprit scientifiques, hissé à de hautes responsabilités a-t-il soudain basculé dans les gouffres du rêve ? Comment a-t-il mis au jour une strate inattendue jusqu’alors enfouie sous les couches claires de son moi ? C’est pareil à un somnambule qu’un jour de décembre 1968 il est tombé en arrêt devant une boutique de matériel pour artistes, dont le patron soldait la marchandise, qu’il s’est laissé tenter et que, muni de son emplette, il s’en est illico servi. Toujours dans un état second.
On ne ferait pas mention de références biographiques, d’ordinaire tout à fait superfétatoires, si elles n’expliquaient pas pourquoi ces toiles nous touchent si fort, et si l’absence de l’apprentissage normal du métier de, peintre, qui exige une certaine homogénéité, ne justifiait la déroutante diversité d’une série de tableaux exécutés bien sûr par la même main, mais dictés par des forces divergentes, d’en haut ou d’en bas.
Campé devant son chevalet, Le Noane s’oublie. « C’est la toile qui décide, affirme-t-il, je ne suis qu’un intermédiaire. « Certes, dans un deuxième temps, le contrôle interviendra, sans compter les impératifs de la technique qu’il a bien fallu respecter et qui, au départ, ont pu le gêner : ils ne le gênent plus — d’autant qu’il y a eu et qu’il y a encore des créations gestuelles. Le dessin qui sans cesse précède la couleur, qui est destiné à être recouvert des ressources de la palette, est un dessin spontané. Se suffirait-il à lui-même ? Des échantillons, conservés dans ce but, peuvent donner la réponse. Exemple : Les Forces de la Nature, graphisme absolument automatique. Tout le travail accessoire est indépendant des appels du support vierge. A chaque toile, Le Noane repart de zéro.
Il va jusqu’au bout et recommence. Tour à tour défilent d’inoubliables visions, miraculeusement équilibrées, en expansion ou en contraction. Chacun y peut recomposer ou reconnaître ses fantasmes. Avec un fil conducteur, c’est vrai. Identifiés par le médium.
Qu’on n’intervertisse pas le rôle des titres. Ils ont été trouvés après coup mais pas au petit bonheur la chance comme chez d’autres artistes en quête de formules poétiques plus ou moins gratuites. Ils exhument des motivations profondes, condensent une interprétation quasi psychanalytique de l’œuvre qui nous conquiert déjà par sa beauté formelle. L’inquiétude de l’auteur a beau être consciente, lui, qui à travers son anxiété personnelle s’interroge constamment sur l’avenir de notre espèce et les menaces qui pèsent sur elle, sur l’immense écart creusé entre les victoires de la science et l’infantilisme d’un état social débile, en découvre les signes inespérés devant la toile achevée. Ainsi a-t-il baptisé Souvenir de Kierkegaard — en danois « kierke-gaard ‘Y signifie cimetière — une sorte de célébration funèbre où se dessine une couronne mortuaire la fleur s’identifie à la mort. Ainsi avoue-t-il sa prédilection pour les lieux protégés, tant de compositions étant refermées sur elles-mêmes, comme cet Ermitage ocreux, terreux, doublement clos sur une mystérieuse présence. Instinctive défense contre un monde extérieur hostile. Car une angoisse cosmique se trahit chez ce Breton amoureux de la mer, qui lui renvoie l’image de l’infini, déclencheur d’exaltation et d’effroi. Il lève la tête et son interrogation du ciel oppose un azur désespérément bleu à une masse viscérale de rochers. L’amnios océanique l’engloutit, tel Neptune en son royaume sous-marin, ou les Ducs-d’Albe, pieux immergés attendant les bateaux et, par contamination, guerriers du Moyen Age. Sans arrêt d’autres réalités surgissent, dans la confusion des règnes qui pétrifie les arbres de la Forêt magique ou qui, traduite par L’Esprit et la matière, oppose l’ascension des formes blanches à la pesanteur d’une civilisation mécanique. La liste serait longue des rêves éveillés ramenés à la surface comme ces imaginations enfantines, crues oubliées, qui voyaient des objets ou des personnages prendre corps à partir des taches d’un rideau de velours.
De telles exégèses risquent de faire croire à un symbolisme élémentaire. Il n’en est rien. Dans sa peinture où s’interpénètrent le figuratif (a postériori) et l’informel, Le Noane se délivre surement de ses démons, comme (4 l’aube dissout les monstres » lorsqu’il voit avec soulagement les cauchemars s’évanouir au petit matin, lui qui dans tous les domaines réclame et recrée la lumière, et veut y voir clair. Seulement il se libère d’abord et avant tout de son besoin de peindre un besoin longtemps refoulé et qui a dû être éperonné par une immense culture.
Alors est-on en droit de le traiter d’autodidacte ? Oui, en ce qui concerne l’acquisition sans professeur des procédés picturaux. Non, lorsqu’on est au courant de sa fréquentation des expositions et des musées, de ses expériences de photographe, de ses lectures des « spécialistes », de son approche critique des maîtres, comme Patinir, vivante initiation à la loi des contrastes (qu’il met en application, le sachant), ou Picasso qui lui a ouvert les yeux sur l’art moderne, ou Klee, porteur des germes du futur, dont il a assimilé les écrits et la leçon donnée par ses chefs-d’œuvre. On ne parle pas d’influences, ou alors elles seraient trop insidieuses pour être flagrantes dans une démarche qui, par définition, fait le vide et met en sommeil toute participation volontaire. On placerait plutôt en avant celle de la musique, inséparable de son travail. Le flot sonore envahit-il l’atelier et voilà que les sons se muent en larges rubans lovés et entrecroisés, en cet instant de grâce. Il ne reste plus à Le Noane, une fois la toile bouclée, le disque parvenu en fin de course, qu’à titrer Musique de chambre une authentique transposition. L’œil écoute peut-être. Ici l’oreille voit. Sans le moindre signe provocateur, sans battage ni contorsions, sans cette manie de parader qui a rendu douteux le succès de tant d’œuvres délibérément oniriques, celle de Le Noane, éclose dans le silence et la solitude, terriblement grave, s’impose toute seule. Quel est donc son secret ? D’être demeurée secrète, précisément et de ne consentir à se montrer que sur l’insistance de quelques admirateurs. Cette „première» prouvera qu’ils avaient raison.
Jean-Marie DUNOYER
Annexe 3
Cet article n’étant pas en ligne, et le livret sur Jacques Le Noane, dont il provient, étant rare, nous le reproduisons ici intégralement
Le peintre Jacques Le Noane nous convie à partager ses visions oniriques diurnes, peuplées de créatures mi-végétales, mi-animales, mais toujours tourmentées, entourées de paysages sereins bien plus réalistes qu’elles. Ce monde d’apparence larvaire où des formes riches en invention plastique possèdent une structure solide qui ne doit rien à la géométrie pour atteindre mystérieusement à une assise solide, est un reflet de ses fantasmes. Emanés d’une source d’automatisme chère aux surréalistes, leurs rythmes, leurs harmonies sont pourtant développées avec une volonté de maîtrise. Dans un dessin parfois légèrement cerné où les détails dénotent une imagination fertile et qui semble inépuisable, s’entremêlent des éléments divers qui rassurent par leur décision bien affirmée. Son espace coloré crée souvent un cosmos où tout s’accorde dans une ambiance étrange imprégnée de lumière à laquelle son humour fait parfois violence, mais dans ses œuvres récentes Le Noane ne demande qu’à la peinture seule de communiquer son message bien personnel auquel notre regard se complaît à devenir complice.
Henri Goetz, 1982
Pour citer cet article : Le Port P., 2024. « Le musée imaginaire (20). Un Énarque peintre de mégalithes : Jacques Le Noane (1924-2015) », in : Les Vaisseaux de Pierres. Exploration des imaginaires autour et sur les mégalithes de Carnac et d’ailleurs, mis en ligne le 10 octobre 2024.- https://lesvaisseauxdepierres-carnac.fr/, consulté le : …