Dans notre musée imaginaire, nous rencontrons un certain nombre d’artistes, d’hier et d’aujourd’hui, qui ont été fascinés, inspirés par Carnac et ses Pierres… par la magie du lieu. Parmi eux, Marcel Gromaire (1892-1971), excusez-du peu !
Figure essentielle de l’art français du 20ème siècle, artiste indépendant, peintre à l’écriture puissante, témoin éclairé de son époque, il est reconnu très tôt par ses pairs et soutenu par les plus grands marchands. Avec des accents violents mais retenus, il peint la nature, les femmes, et traduit le monde du travail dans un style très élaboré dans une sensualité vitale et une présence charnelle omniprésente.
Si le cubisme intéresse un temps le peintre, parce qu’il structure les corps et les compositions, Gromaire préfère retenir les leçons de Cézanne de la synthétisation des formes. L’art de Gromaire est basé sur l’observation. « Cette réalité, il la pétrifie afin de la mieux rendre, plus définitive, puis l’enserre dans les liens géométriques qui donnent à ses observations un côté monumental, une grandeur rarement atteinte », disait Jacques Villon en 1954.
Celui qui en parle le mieux est probablement Charles Chassé : « Si Gromaire est un figuratif et observateur scrupuleux de la nature, il ne se permet pas moins le droit de laisser sur elle, sa marque autoritaire. Ses paysages, que ce soit des mégalithes, des calvaires, des rochers sont toujours encadrés par lui dans une sorte de grillage composé de lignes verticales, horizontales et courbes qui résument leur architecture ». Composées avec rigueur, sévérité, gravité, ses toiles ont un caractère architectural… pas de vide, pas de perspective.
Quelques éléments biographiques
Né dans le Nord, à Noyelle-sur-Sambre le 24 juillet 1892, Marcel Gromaire commence sa scolarité à Douai, puis à Paris, où son père professe au lycée Buffon, passe son baccalauréat en droit, abandonne vite la carrière juridique puis commence en 1910 à fréquenter quelques ateliers de Montparnasse. Il effectue son service militaire à Lille et passera six ans à l’armée avec la Première Guerre mondiale (il est blessé en 1916 dans la Somme).
De retour à Paris, Gromaire assure la critique cinématographique du Crapouillot. Il rencontre Maurice Girardin qui, pendant dix années, lui achètera par contrat l’ensemble de sa production. Il s’installe Villa Seurat en 1925 et poursuit la rédaction de ses notes personnelles qu’il tiendra jusqu’à la fin de sa vie. Il expose alors La Guerre au Salon des indépendants, probablement son tableau le plus célèbre.
Comme Rouault ou Dufy, Gromaire travaille à l’écart des groupes et des courants. Ami de Matisse et de Léger dans sa jeunesse, il n’est cependant « l’élève de personne ». Il a créé son propre style, qu’on ne peut confondre avec aucun autre. Un style qui allie un puissant souffle lyrique avec le goût d’une construction géométrisante.
Le rayonnement intellectuel de Gromaire en fait le porte-parole de l’art indépendant durant les années 20 à 50. La solidité de cette œuvre la place au-dessus des modes et des époques. C’est un des rares créateurs du 20ème siècle qui ait su donner le poids du classique à une recherche qui compte pourtant parmi les plus authentiquement modernes.
Gromaire et Carnac
Sa découverte de la Bretagne date de 1924. Il y séjourne à plusieurs reprises, essentiellement dans le Morbihan, revenant chaque été à Carnac de 1949 à 1964.
Les formes simples et massives des menhirs étaient faites pour plaire à Gromaire qui s’est particulièrement attaché à ce sujet, attentif aux paysages façonnés par l’homme et à la matérialisation des puissances cosmiques. « Le tableau est un drame à trois personnages, la nature qui émet la sensation, le peintre qui la transfigure et le spectateur qui l’accepte ou la refuse », énonce Gromaire.
Dans une lettre à Charles Chassé, il écrit vers 1950 : « Quant à votre Bretagne, il y a bien trente ans que je l’ai parcouru en tous sens et peinte (…). Quant à Carnac (une vraie passion pour les alignements, ce que j’ai réalisé je le projetais depuis avant-guerre (…)) je dois y retourner passer le mois d’août avec mes enfants. La Bretagne, c’est (après ma natale frontière du Nord et des Flandres) ce qui m’émeut le plus en France. »
A partir de 1949, le peintre va faire de Carnac son port d’attaches familiales pour les vacances ; attiré par la mer ou la préhistoire ? Les deux sans doute. Il était, disait son fils François, « fasciné par les alignements qu’il remontait chaque année jusqu’au cromlech immergé d’Er-Lannic, cette petite île du Golfe du Morbihan où règnent tant de présences ». De cet attrait sont issues une série d’œuvres qui, écrit un de ses biographes, « nous emplit d’un autre étonnement ». Dès 1927, Gromaire soulignait l’importance « des races préhistoriques qui dans certaines régions sont demeurées presque pures (…) des celtes ensuite, dont nous avons conservé tant de caractéristiques (…) »1.
Émotion de l’affaire Carnac !
Mais en 1953, la quiétude carnacoise de Gromaire va s’assombrir par la création d’une route « touristique » longeant les alignements du Ménec, dont quelques menhirs sont poussés au bulldozer pour respecter le tracé prévu !!! Gromaire ne décolère pas contre cette voie « bêtement touristique qui emprisonne les menhirs du Ménec, qui détruit la puissance solitaire de ce sanctuaire antique unique au monde… Ces monolithes qu’une foi inconnue, opiniâtre, a taillés, traînés, soulevés, dressés, ont perdu de leur grandeur. Le mystère du paysage est détruit ». On ne pouvait aussi bien dire !
Il peint alors « Les Alignements de Carnac » en forme de protestation contre l’absurdité du projet, œuvre puissante qui affirme le caractère étrange, presque fantastique, de ce paysage unique. Jamais les champs de menhirs n’auront été traduits avec une telle vigueur. Le tableau apparait aussi comme un exutoire des traumatismes de la guerre 39-45 pour Marcel Gromaire. Les angles vifs, les traits énergiques, en complète distorsion avec la réalité assurent une ambiance d’apocalypse à la toile, rappelant ces célèbres évocations de la guerre. Présentée lors de l’exposition à la Galerie Louis Carré en décembre 1953, ce tableau et quelques autres œuvres carnacoises retinrent vivement l’attention de la critique.
2-5 : Vues des travaux très destructeurs et sans surveillance archéologique de la construction de la route touristique en 1953.
6-7 : Les travaux sont tellement intrusifs qu’ils mettent au jour la structure géologique du sous sol granitique.
8 : Mise en tourisme et adaptation du site au développement de la voiture individuelle… les touristes peuvent accéder directement au site.
Pendant douze ans il n’a de cesse de batailler contre les aménagements successifs. Peine perdue ! Les voitures, toujours envahissantes continuèrent à stationner à proximité des champs de menhirs, pour la satisfaction des touristes qui ne savaient marcher !
Son dernier séjour à Carnac date de 1964… L’âge et la maladie avançant, Gromaire ne pourra plus se rendre sur ces côtes tant aimées de la baie de Quiberon. Il meurt en avril 1971, laissant une œuvre pléthorique, foisonnante, malheureusement par trop dispersées dans des collections privées.
Concluons avec le critique d’art Marcel Zahar : « La série bretonne des paysages mégalithiques nous emplit d’un autre étonnement. Ici, tout est lenteur, dense atmosphère, sentiment du sacré : Dolmens écrasant de majesté funèbre, alignements de menhirs pareils à des cortèges d’ancêtres légendaires ».
2 : Marcel Gromaire. Le dolmen blanc (1952). Aquarelle sur papier (32,5 x 44 cm).
Si certains d’entre vous disposent d’informations sur la présence de Marcel Gromaire à Carnac… Nous sommes preneurs… Et qui sait ? Une exposition : « Gromaire à Carnac » ! Un jour peut-être ? Faudra être ambitieux, mais peut-être !
Cyrille Chaigneau pour Les Vaisseaux de Pierres
Bibliographie :
- Belbeoch H., Le Bihan R. 1995. 100 peintres en Bretagne.- éditions Palantines.- p. 246-247.
- Debauve J.-L., 2000. Catalogue de l’exposition « Marcel Gromaire 1892-1971 » au Musée des Jacobins à Morlaix en 2000.
- Gromaire F., Emmanuel P. (préface), 1976. L‘oeuvre gravée de Marcel Gromaire, Tome 1 et 2, Paris, La bibliothèque des arts, 1976.
- Gromaire F., Chibret-Plaussu F., 1993. Marcel Gromaire, La vie et l’œuvre ». Paris, La Bibliothèque des Arts, 1993.
- Zahar M., 1961. Gromaire. Genève, Pierre Cailler (coll. « Peintres et sculpteurs d’hier et d’aujourd’hui – Les grandes monographies »), 1961. Gr. in-4°, 83p.
Webographie
- https://www.navigart.fr/lapiscine/artwork/marcel-gromaire-marins-en-bordee-230000000181584/note/18200
- https://presidence.fr/artistes/marcel-gromaire/
Notes
- NDLR : c’est Gromaire qui le dit… ce n’est pas nous !!!!!. ↩︎
Pour citer cet article : Chaigneau C., 2023. “Le musée imaginaire : Marcel Gromaire et Carnac”. In : Les Vaisseaux de Pierres. Exploration des imaginaires autour et sur les mégalithes de Carnac et d’ailleurs, mis en ligne le 7 décembre 2023.- https://lesvaisseauxdepierres-carnac.fr/, consulté le : …