Le musée imaginaire (21). Jacques Démoulin (1905-1991) : le choc de Gavrinis

image_pdfimage_print

Quelques rares artistes ont fait du mégalithisme un sujet, une marque de fabrique. C’est le cas de Jacques Démoulin. En 1953, en vacances dans le Morbihan, il découvre les pierres gravées du Tumulus de Gavrinis qui influenceront notoirement son œuvre durant de nombreuses années, à tel point que ses années 1953-1966 seront qualifiées de « période mégalithique ».

1 – Une vie professionnelle variée1

Jacques Démoulin est né en 1905 dans l’Aisne à Bohain (en Vermandois) près de Saint-Quentin. Il peindra toute sa vie pour lui-même, mais professionnellement il sera tour à tour décorateur de théâtre, caricaturiste, acteur, danseur à l’Opéra de Paris, peintre, courtier en tableau, retoucheur photographique pour les journaux et enfin antiquaire-auxiliaire.

Il gagne très tôt sa vie , sans doute vers 17 ans, comme décorateur dans différents théâtres et indique : « ce métier et la fresque ont dû contribuer à former mon goût immodéré pour la grande surface ». Le théâtre l’attire, il rentre comme élève au Théâtre de l’Atelier de Charles Dullin, fait de petits rôles, et accepte l’emploi de second régisseur pour devenir libre. « En ce qui concerne alors la peinture, plus question de faire autre chose que d’aider le décorateur, car l’Atelier crée tous ses décors. »

A 19 ans suite à une altercation avec Dullin, il se dirige vers la danse, car à cette époque « le théâtre ne manque pas de comédiens, mais les ballets, eux, manquent de danseurs ». Il est engagé comme danseur à l’Opéra Russe de Paris, puis aux Ballets Russes de Diaghilev, et vers 1931 à l’Opéra de Paris où il restera jusqu’en 1945. Il complétera son salaire en faisant des caricatures de célébrités pour les journaux et des illustrations de livres.

De 1945 à 1952 il vit de sa peinture, « sans d’ailleurs forcer mon effort pictural à me conduire vers un effort lucratif ». Il travaille avec deux marchands de tableaux, c’est sa période expressionniste. Les deux marchands disparaissent en 1952, il se lance alors dans le courtage de tableaux modernes auxquels il adjoint les objets de fouilles, ainsi que l’art noir (masques, bakotas, animaux etc…). Pour s’assurer un salaire plus régulier, il se forme à la retouche photo et travaille dans des journaux. Il rentre en 1957 à la rédaction du journal l’Humanité, qu’il quitte en 1962 pour partir s’installer à Acquigny où il devient l’auxiliaire de sa femme, antiquaire-brocanteuse, jusqu’à la retraite en 1973.

2 – Un peintre toujours en mouvement2

Jacques Démoulin bénéficiera d’une formation théorique variée. Il arrive à Paris vers 1920, se forme aux cours du soir de la Ville de Paris où il va dessiner trois fois par semaine. Il passe ensuite aux Arts Appliqués où il travaille la peinture décorative murale et la fresque pendant une année. De temps en temps, le soir, il va à l’atelier Jules Adler pour dessiner d’après le modèle vivant et plus tard chez Bernard Naudin. Dans les écoles (Arts Appliqués et Arts Décoratifs) Il travaille peu la peinture mais beaucoup le dessin et la sculpture sous forme de modelage.

A 18 ans il commence à peindre pour lui-même et est d’abord attiré par les impressionnistes notamment Toulouse-Lautrec. Au Théâtre de l’Atelier il exerce ses talents en aidant le décorateur. Son entrée à l’Opéra de paris lui permet enfin de peindre « sérieusement ». La musique et la danse lui ouvrent un horizon pictural. Après s’être rompu aux exercices cézaniens, il découvre la leçon du cubisme. A partir de 1943 il s’ouvrira à l’expressionnisme qu’il abandonnera en 1952. Après une courte période de géométrie élémentaire il entre en 1953 dans sa période mégalithique, qui s’achèvera en 1967. Il s’engouffre alors dans l’abstraction libre à travers une « géométrie projective »

Il s’investira dans la production contemporaine en Normandie en devenant en 1970 membre de l’Union des Arts Plastiques de Saint-Étienne-du-Rouvray.

3 – La période mégalithique (1953-1967) : théorie

En 1952, à la fin d’une longue période d’expressionnisme, Jacques Démoulin cherche sa voie. Il expérimente une année de géométrie élémentaire en aplat clairs, puis revient au mouvement. Sa palette d’abord très haute en couleurs, va s’assombrir vers des teintes terres qu’il obtiendra en travaillant les pâtes. C’est alors qu’intervient le choc d’une visite à Gavrinis.

C’est alors que pendant des vacances passées en Bretagne-Sud, à Carnac en particulier, je découvre un jour dans l’île de GAVRINIS, le tumulus contenant vingt-neuf supports, dont vingt-trois sont complètement gravés. Ce langage inscrit sur la pierre, atteignant l’apogée de l’art dolménique, fut pour moi une révélation. Je me mis à étudier la question si difficile à aborder, car les archéologues ne voient pas l’aspect artistique, donc pour nous le message sous l’aspect artistique, ils sont presque toujours à côté de la question dans leurs explications. Il me fallut chercher longtemps pour trouver des sources différentes de l’archéologie proprement dite, je fus aidé en cela par des amis connaissant déjà la question et des ouvrages m’apportant une flamme de vérité, mais difficiles à trouver. Je compris que ces idéogrammes constituaient un langage sacré (on les retrouve sur tout le globe en certains lieux). Ce langage portant sur l’explication des quatre éléments. Muni de cet alphabet idéographique, je pouvais raconter plastiquement pure, la révélation de ces signes symboliques. Je partis donc sur cette période que j’appelle mégalithique qui s’étend de 1953 à 1967. Je m’arrêterai dans cette voie lorsque je sentirai que je risque de tourner en rond en transformant l’ordre des éléments plastiques qui me pousserait à des répétitions auxquels je suis opposé par tempérament.3

Il réutilisera son expérience passée, les signes mégalithiques et la conception celtique du mouvement, dans sa période suivante de géométrie projective

Cependant, armé d’une discipline qui me permettra d’entrer dans l’abstraction libre, je vais y étendre mes expériences. Grâce au néo-cubisme, aux premières abstractions géométriques ordonnées, à la découverte du langage sacré des signes mégalithiques, je vais pénétrer dans l’abstraction libre à travers une « géométrie projective », …

Partant des extrémités de la toile je m’exprimerai tantôt pour former un noyau animé vers l’intérieur, et au contraire partant de ce noyau je dépasserai la toile pour rejoindre l’infini. Rejoignant en cela le principe des monnaies Gauloises d’avant la conquête de César.

La conception du monde comme mouvement, thème de l’illumination celtique, le celte éprouvant une véritable aversion pour la fixité et pour la pesanteur. Pour lui le sens de l’univers est le rythme cosmique qui dissout la forme. Un monde existe entre le principe initial de l’art celtique et l’art grec. Pour ma part j’ai choisi. D’ailleurs j’ai l’impression que cette pénétration dans un monde qualifié d’abstrait faute de mieux permet des expériences puissamment étendues.4

4 – La période mégalithique : techniques

Jacques Démoulin produit des dessins au fusain, des gouaches sur papier, des huiles sur isorel et sur toile. Il crée en petites quantités des peintures/collages sur papier ainsi que des peintures/collages sur pierre. Lors de son exposition de 1979 « 55 ans de création », il présente 86 œuvres dont 1 pastel, 1 collage, 2 peintures/collages, 1 construction mécanique et 81 peintures, sans doute des huiles.

On peut constater sur certaines œuvres qu’il compose sur papier. Il fait par exemple une esquisse au crayon où il positionne les signes de la dalle 6 du dolmen de Petit Mont (en bas à gauche). Il fait des recherches pour utiliser un des signes de la dalle 6 de Mane Kerioned (en bas à droite).

Il utilise également le feutre avant de passer la peinture, comme on peut le constater, par transparence, sur la composition ci-dessous.


4- La période mégalithique : inspirations

Les œuvres que nous avons consultées sont majoritairement des gouaches. Elles sont soit non datées, soit datées de 1961, 1964, 1965 et 1966. Cet échantillon ne couvre donc pas les 14 ans de cette période mégalithique que nous présentons.

Jacques Démoulin ne fait pas de représentation de menhirs, dolmens ou tumulus.

Pour ses « compositions », il sélectionne des « signes » sur une ou plusieurs dalles d’un même monument et les replace modestement dans une création mégalithique, au milieu d’éléments récurrents : des lignes brisées ou sinueuses, des crosses ou des cupules. Il privilégie la gamme des terres, ocre, jaune et or, ainsi que du blanc et du noir. Il peut aussi créer librement sans utiliser un « signe mégalithique » reconnaissable.

Il s’est inspiré des gravures du tumulus de Gavrinis (Larmor-Baden), mais aussi des signes du cairn du Petit Mont (Arzon), de la dalle de Kerpenhir (Locmariaquer), de l’allée couverte des Pierres Plates (Locmariaquer), des dolmens à couloir de Mane Lud (Locmariaquer) et de Kercado (Carnac).

Il représente parfois les éléments de manière inversée. C’est une lecture que l’on peut avoir facilement avec les calques de l’ouvrage « Corpus des signes gravés des monuments mégalithiques du Morbihan »5 dont il s’est sans nul doute inspiré. Jacques Démoulin parle d’ailleurs de signes plutôt que de gravures.

Sa signature évolue en cohérence avec ses périodes artistiques. Pour la période mégalithique il utilise un monogramme en trois traits aussi simple qu’un signe mégalithique. Il reporte parfois au dos du tableau une date, un titre ou une signature en toutes lettres.

5 – La période mégalithique : exemples d’œuvres

Admirer les peintures de Jacques Démoulin est une manière de redécouvrir les signes gravés des monuments de la région de Carnac-Locmariaquer tels qu’ils furent perçus et compris dans les années 1927 par Zacharie Le Rouzic et le couple Péquart. Nous avons ci-dessous classé les œuvres en fonction des monuments qui les ont inspirées.

Les n° de dalles que nous utilisons ne sont pas les numéros d’ordre dans le monument, mais les n° des dalles utilisés dans leur livre paru en 19276.

5.1 – Dolmen à couloir de Gavrinis

L’œuvre ci-dessous est librement inspirée de Gavrinis. Les peintures de Jacques Démoulin peuvent être très texturées, et ici les reliefs des signes gravés donnent envie de toucher la toile comme on a envie de passer la main sur les dalles de Gavrinis.

5.2 – Gavrinis : série de 25 dessins

La série de 25 dessins sur Gavrinis peut être interprétée comme une recherche du « dessin ultime », mais on peut aussi y voir une « envie d’exprimer le mouvement ». Nous ne connaissons pas l’ordre initial de ces dessins, car ils ne sont pas numérotés et ont été manipulés, mais on peut imaginer un déroulé où la gravure devient vivante comme avec un folioscope (kinéographe).

5.3 – Dolmen à couloir du Petit Mont : dalle n° 5

5.4 – Dolmen à couloir du Petit Mont : dalle n° 6

5.5 – Dolmen à couloir de Petit Mont : dalles n° 7 et 8

Pour sa représentation des dalles 7 et 8 du Dolmen du petit Mont, il semble avoir fait une « maquette » avec un petit format non signé, avant de réaliser un grand format signé, daté et titré. Les entités sémiotiques dont il s’inspire se retrouvent facilement sur les calques du Corpus des signes gravés.

5.6 – Dolmen à couloir de Petit Mont : dalle n° 12 – la série Ligne Vivante 1966

Au vu de la numérotation, cette série pourrait contenir 15 dessins. Nous en connaissons 4 titrés « ligne vivante ». 3 sont datés de la même année 1966 et 3 sont numérotés 309/323/324. Le n° 309 est très sombre, comme si on pénétrait dans l’obscurité du dolmen de Petit Mont et qu’on découvrait à la lumière d’une bougie, les gravures des parois. Les trois autres révèlent en pleine lumière les teintes ocre violet/bleu et rouges que l’on devinait dans le premier.

5.7 – Dalle de Kerpenhir

Six motifs de ce tableau se retrouvent sur la dalle de Kerpenhir. Jacques Démoulin ne cherche pas ici à reproduire fidèlement le programme iconographique d’origine dont il s’inspire bien sûr, laissant libre cours à son choix des couleurs, les emplacements, les échelles et les sens de lecture des signes.

5.8 – Allée couverte des Pierres Plates : dalle n° 13

5.9 – Dolmen à couloir de Kercado, dalle n° 9


5.10 – Dolmen à couloir de Mane Kerioned, dalle n° 6

5.11 – Dolmen à couloir de Mane Lud, dalles n° 2 / 3 / 5 / 6

Conclusion

La vie professionnelle de Jacques Démoulin est aussi variée que sa création artistique. L’une nourrie l’autre : « cela m’a permis de gagner ma vie tout en exerçant des arts …de manière à ce que celui que je chérissais le plus, l’art pictural, soit protégé constamment et délivré du « matériel » ».

Ses huiles ont été appréciées localement, on peut en voir dans les collections du Fonds d’Art Contemporain de la ville de Saint-Etienne-du-Rouvray ainsi qu’à l’Union des Arts Plastiques (UAP) de cette ville7. L’UAP conserve notamment une « peinture à l’huile de 130 x 97 cm, sans titre, vers 1959-1960 » typique de sa période mégalithique8.

Sa « période mégalithique » est née d’une visite de Gavrinis. Les artistes qui ont conçu cette œuvre ont 6000 ans plus tard, bouleverseé sa vie et fait évoluer sa peinture. L’art pariétal néolithique et l’art du 20ème siècle se rejoignent dans son œuvre. Il est plaisant d’imaginer en Jacques Démoulin une réincarnation d’un des graveurs de Gavrinis9.

Je voudrais remercier :

  • Annie, Emmanuel et Cybèle Dilhac pour leur accueil et leurs informations sur Jacques Démoulin qu’ils ont bien connus comme peintre et parent.
  • Le Musée d’art contemporain du Val de Marne pour la consultation de leurs archives.

Philippe Le Port pour Les Vaisseaux de Pierres

  1. Source : fonds documentaire Musée d’art Contemporain du Val de Marne. Envoi d’une courte Autobiographie manuscrite par Jacques Démoulin à Raoul-Jean Moulin (1979), 8 pages https://doc.macval.fr/Default/doc/SYRACUSE/39015/dossier-par-artiste-jacques-demoulin ↩︎
  2. Source : fonds documentaire Musée d’art Contemporain du Val de Marne. Jacques Démoulin ↩︎
  3. Source : fonds documentaire Musée d’art Contemporain du Val de Marne. Jacques Démoulin ↩︎
  4. Source : fonds documentaire Musée d’art Contemporain du Val de Marne. Jacques Démoulin ↩︎
  5. Péquart M., Péquart St.-J., Le Rouzic Z., 1927. Corpus des signes gravés des monuments mégalithiques du Morbihan. Paris : éd. Auguste Picard / Berger-Levrault, 367 p. ↩︎
  6. idem ↩︎
  7. Union des arts plastiques (UAP). L’Union des arts plastiques de Saint-Étienne-du-Rouvray a pour but de promouvoir et de défendre l’art contemporain et de le diffuser. Animations auprès des scolaires, des centres de loisirs et d’adultes pour expliquer ses diverses démarches artistiques. Exposition des adhérents. ↩︎
  8. Catalogue « Exposition Jacques Démoulin, Le Rive Gauche, Saint-Etienne-du-Rouvray, 2015 », p. 10. ↩︎
  9. Jacques Démoulin appartenait à l’association « Les amitiés spirituelles » association chrétienne et charitable, créée par Sédir, un disciple de Maitre Philippe de Lyon. En 1943 il introduit dans sa bibliothèque l’ouvrage de Sédir : Les forces mystiques et la conduite de la vie et plus tard l’ouvrage « la réincarnation d’après le maitre Philippe de Lyon » par Bertholet. Source : livres de Jacques Démoulin conservés par Annie et Emmanuel Dilhac. ↩︎

Pour citer cet article : Le Port P., 2024. « Le musée imaginaire (21). Jacques Démoulin (1905-1991) : le choc de Gavrinis », in : Les Vaisseaux de Pierres. Exploration des imaginaires autour et sur les mégalithes de Carnac et d’ailleurs, mis en ligne le 28 octobre 2024.- https://lesvaisseauxdepierres-carnac.fr/, consulté le : …

Restons en contact !

Soyez alerté dès qu'un nouvel article parait !

Nous ne spammons pas ! Consultez notre politique de confidentialité pour plus d’informations. En vous abonnant vous acceptez les conditions générales d'utilisation.