Ajoutons aujourd’hui au catalogue de notre musée imaginaire, un tableau un peu particulier du peintre bourguignon Jérôme CARTELLIER (1813-1892) : Dolmen et calvaire (1871), une huile sur toile de moyen format (35 x 56 cm) réalisée en 1871.
Quelques éléments biographiques
Né Antoine-Jérôme Cartillier, à Macôn, le 13 avril 1813, il a une sœur jumelle, Jeanne. Sans doute repéré très tôt, il entre à l’école des beaux-Arts de Paris le 6 octobre 1831, Élève de Guillaume GUILLON dit LETHIERE (1760-1832)1 et de Jean-Dominique INGRES (1780-1867) en 1832, il s’essaye dans tous les genres, et expose régulièrement au Salon à Paris entre 1835 et 1880.
Reconnu de son temps comme un bon peintre de portrait, de genre et d’histoire, l’État lui passe de nombreuses commandes, par exemple la copie d’un Portrait en pied du roi Louis-Philippe par Franz-Xaver WINTERHALTER (1805-1873) en 18452 ou un Portrait du Contre-amiral Jules Dumont d’Urville pour la collection royale en 18463.
Outre sa production alimentaire de portraits (on en compte plusieurs dizaines), il peint aussi régulièrement des scènes de genre, par exemple une Jeune femme caressant son chien (1842), La découverte du nid (1866), Le printemps (1868). En salle de vente, on croise régulièrement des toiles de Cartellier (par exemple une Jeune fille se rendant au marché et parlant avec un éleveur, un Berger idyllique ou encore une Cueillette des cerises) qui prouvent que les scènes de genre constituent une part non négligeable de son travail, même s’il ne les présente pas dans les grandes expositions parisiennes. On croise encore une Scène de chasse à courre, grand classique de la décoration des intérieurs bourgeois du 19ème siècle. Il aborde aussi la mythologie avec deux épisodes de Daphnis et Chloé présentés au Salon en 1864 et 1865.
L’Intérieur d’un pressoir mâconnais pendant les vendanges, présenté au salon 1843, complété par deux paysages : Vue d’Agneux (Saône et Loire) (Salon de 1869) et Vue du Bas-Taizé (Salon de 1870) témoignent de ces allers-retours réguliers entre ses résidences parisiennes successives et son macônnais natal où il a gardé souche. C’est d’ailleurs dans la maison familiale de Sennecey-le-Grand, dans la proximité sud de Macôn qu’il décède le 8 octobre 1892.
Alors qu’il expose déjà régulièrement au Salon, il s’engage à 35 ans dans la Révolution de 1848, puisqu’il participe, comme de nombreux peintres, à l’insurrection de juin contre la fermeture des Ateliers nationaux et figure sur la liste générale consécutive des inculpés, avec la précision : « liberté »4. Son engagement bonapartiste lui permet de se fondre dans le moule du Second Empire puis de la IIIe République5 et de répondre à la commande publique, en particulier pour de grandes peintures religieuses.
C’est ainsi qu’il peint une Pêche miraculeuse (1855) donnée par l’Empereur Napoléon III pour la chapelle Saint-Antoine de Padoue de la cathédrale Saint-Pierre de Saint-Flour (Cantal)6, Le Christ au tombeau (1853) acheté par l’État pour la Cathédrale Notre-Dame de l’Assomption à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), une Conversion de Saint-Paul aujourd’hui dans l’église Sainte-Catherine de Lille (Nord)7, une autre Pêche miraculeuse dans l’église paroissiale de Paimboeuf (Loire-Atlantique), ou plus modestement, une copie d’une Assomption du peintre espagnol Murillo (interprétée et très souvent reproduite à l’époque), dans la chapelle de pèlerinage Notre-Dame-de-Quempé, au lieu dit Quemper à Saint-Congard (Morbihan).
Perception d’un peintre de second rang par ses contemporains.
Le Salon de 1857, le tout premier livre non fictionnel d’un jeune apprenti écrivain devenu célèbre, Jules VERNE, qui s’essaie d’abord à une courte carrière de critique d’art, nous en dit plus sur la perception de la peinture de Cartellier par ses contemporains : « Le hasard nous ramène à un sujet plus sérieux, en nous conduisant devant une grande toile de M. Cartellier, représentant la Pêche miraculeuse8 ; Jésus-Christ apparait à ses disciples, et, par une ingénieuse combinaison du peintre, la voile du bateau de pêcheurs lui forme comme un cadre d’où se détache sa figure divine ; les groupes du premier plan sont traités avec une grâce charmante ; des enfants, des femmes demeurent en admiration devant ce miracle qui vient de s’accomplir ; des pêcheurs étalent sur le sable des poissons aux écailles fauves, aux reflets argentés, et, pendant ce temps, le Sauveur s’entretient avec ses disciples ; c’est à peine si l’on aperçoit la mer de Tibériade, dont les dernières vagues viennent mourir aux pieds des pêcheurs. Il y a dans ce tableau une imagination sérieusement entendue ; les personnages y sont dessinés avec une science profonde dont on ne saurait trop louer M. Cartellier ; sa couleur est juste, et l’on ne peut lui refuser des qualités sérieuses et justes de coloriste. Il a certainement exposé dans ce genre l’un des meilleurs tableaux religieux d’où le sentiment évangélique se dégage avec conviction« 9.
Mais ses contemporains ne sont pas toujours aussi enthousiastes, à l’exemple de ce commentaire vachard de A.-H. qui visite le Salon en 1847 : Delaunay, catalogue complet du Salon de 1847, p. 29 : « Progrès immense entre M. Cartellier de 1846 et M. Cartellier de 1847. Cela provient-il des modèles ou d’un travail opiniâtre ? »10.
Au 19ème siècle, le besoin de rentrées financières exclut le plus souvent toute velléité d’indépendance et la plupart des peintres de seconde importance comme Cartellier utilisent le portrait comme source de revenu plus ou moins fixe. Cartellier explore aussi des horizons moins « académiques », fruit, ou non, de la commande d’un particulier. C’est par exemple le cas de ce Dolmen et calvaire, peint en 1871 alors que l’artiste est déjà installé et reconnu, et sans doute à l’abri des soucis financiers.
D’un « post-romantisme » un peu désuet, le peintre nous propose ici un paysage mégalithique fantasmé à partir d’éléments carnacois, un champ de menhirs et plus reconnaissable le dolmen « christianisé » de Cruz-Moquen.
Dolmen et calvaire : sources et inspirations
De toute évidence, Cartellier s’inspire ici de gravures largement diffusées dans les milieux lettrés et bourgeois du milieu du 19ème siècle. Pour Cruz-Moquen, il s’appuie sur une estampe de G. ENGELMANN d’après un dessin de Jean-Baptiste JORAND (1788-1850), fait en 1825. Cette gravure est reprise en 1840-1845 dans un livre de Le Bas : L’Univers. Histoire et description de tous les peuples. Toujours en terme d’inspiration, sa perspective des alignements de menhirs avec le chemin au milieu est très proche du dessin de Pierre-Eugène GUYESSE lithographié par Adrien DAUZAT pour les Voyages pittoresques du baron TAYLOR en 1845.
2 : Pierre-Eugène GUIEYSSE (1803-1870). Carnac (1845). Lithographie sur chine (39 x 30 cm) / Dessinateur : Pierre-Eugène Guieysse / Graveur : Adrien Dauzats (1804-1868) / Editeur : Imprimerie de Thierry frères / publié dans : Taylor, Nodier, Cailleux 1845-1846.- Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France. Bretagne.- 1845 (collection particulière)
2 : La colline perceptible au haut à gauche fait évidemment référence à la représentation du tumulus Saint-Michel et du bourg de Carnac avec le clocher de l’église Saint-Cornely par J.-B. Jorand ; mais ici le peintre montre un château en ruine des plus romantique en lieu et place de la chapelle Saint-Michel et du sémaphore Depillon encore visible au début du 19ème siècle. Peut-être est-ce l’indice que Cartellier n’est jamais venu à Carnac et s’est inspiré de gravures de l’époque.
3 : Paysage mégalithique fantasmé, des navires voguant sur l’océan, la croix chrétienne, des paysans en habits traditionnels… autant d’élément d’un portrait allégorique de la Bretagne.
4 : Ce détail d’un des menhirs permettant d’apprécier la maîtrise technique et la main de l’artiste
Le motif du chemin qui serpente à travers les menhirs est souvent mis en avant dans les œuvres graphiques du 19ème siècle. Si ce chemin existe bien jusqu’au milieu du 20ème siècle, conduisant à la ferme de la Petite Métairie, il enrichit la composition d’une dimension onirique voire symboliste non négligeable.
La tableau de Cartellier évoque aussi les représentations allégoriques de la Bretagne qui foisonnent alors à l’époque. Le plus bel exemple est sans doute le frontispice de l’ouvrage de Louis-François JEHAN de SAINT-CLAVIEN (1803-1871) publié en 1863. Cette gravure figure une Bretagne, entre terre et mer, au glorieux passé celtique, dont témoignent ses monuments druidiques (dolmens et menhirs), Bretagne magnifiée par la nouvelle et vraie foi, représentée par la croix. Une Bretagne représentée évidemment par la figure tutélaire de la Duchesse Anne, qu’une faucille posée à ses pieds hisse au statut de druidesse ! S’ajoutent encore d’autre poncifs identitaires courants au 19ème siècle : le biniou coz, le heaume de Duguesclin, ou la devise d’une Bretagne intègre et fidèle « Plutôt mourir qu’être souillée » assoient les velléités régionalistes voire autonomistes qui se développent sous le Second Empire.
Allégorie d’une Bretagne fantasmée encore perceptible dans un tableau de Jean BRUNET (1849-1917) peint en 1908. La Bretagne, entre terre et mer, que personnifient cette figure ambigüe d’une paysanne en habit traditionnel mais dont la faucille posée à sa gauche hisse, là encore, au statut de druidesse, dans un paysage brumeux où l’on devine un phare, des navires, des mégalithes et une croix chrétienne, est un sujet inépuisable pour les artistes de la seconde moitié du 19ème siècle. Cette vogue du thème breton avait encore au début du 20ème siècle la faveur des milieux officiels comme en témoigne cette commande de l’État au peintre poitevin.
2 : Jean-Baptiste BRUNET (1849-1917). La Bretagne ou La Bretagne symbolisée (1908). Huile sur toile (247 x 177 cm) / Comment de l’État en 1907, présenté au Salon en 1908 / Paris ; Fonds national d’art contemporain ; Centre national des arts plastique ; mise en dépôt en 1908 au Musée des Beaux-Arts de Quimper, transfert de propriété au Musée des Beaux-Arts de Quimper en 2013 (n° 2013-0-39)
Le tableau de Cartellier s’inscrit évidemment et étroitement dans cette émotion.
Signatures
Cyrille Chaigneau et Philippe Le Port pour Les Vaisseaux de Pierres
Bibliographie
- Bellier de La Chavignerie É. 1882-1885. Dictionnaire général des artistes de l’École française depuis l’origine des arts du dessin jusqu’à nos jours : architectes, peintres, sculpteurs, graveurs et lithographes. T1 / ouvrage commencé par Émile Bellier de La Chavignerie ; continué par Louis Auvray. Librairie Renouard (Paris), 1882-1885. 3 vol. (26 cm), t. I, p. 205.
- Bénézit E., 1939. Dictionnaire des peintres, sculpteurs, dessinateurs et graveurs. (Paris), 1939. 3 vol. in-8 (XI-1056, 822, 1160 p.). t. . A-C / E (p. 882)
- Brugerolles E., 2017.- Ingres et ses élèves. Carnet d’études ENSBA n° 39, 2017. Éditions ENSBA. Broché, 128 p.
- Chaudonneret M.-C., 1987. La figure de la République. le concours de 1848. Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1987. 238 p. (p. 96)
- Fouilheron J., 1966. La cathédrale de Saint-Flour. Paris : Nouvelles éditions latines, 1966. Cit. p. 59 et p. 84 (note 63)
- Fouilheron J., Lavenu M., Papounaud B.-H., 2003. La cathédrale Saint-Pierre de Saint-Flour. 2003. cit. p. 39 (Collection Itinéraires du Patrimoine, n° 256) (ISSN 1159-1722)
- Collectif, 1993. Autour de Delacroix, la peinture religieuse en Bretagne au XIXe siècle, Catalogue d’exposition,Vannes musée de la Cohue. Conseil Général du Morbihan, 1993 (ISBN 2-9506886-1-6) (p. 30, 172)
- Georgel C., Lacambre G., 1998. 1848, la République et l’art vivant. Paris, Musée d’Orsay / Fayard, 1998. 229 p. (p. 179, p. 223-225)
- Lavalée M.-H., Vigne G., 1999. Les élèves d’Ingres. Catalogue de l’exposition : Montauban, Musée Ingres, 8 octobre 1999 – 2 janvier 2000, Besançon, Musée des beaux-arts et d’archéologie, 29 janvier – 8 mai 2000. Montauban, Musée Ingres, 1999. in-4° broché, 207 p. (p. 68-69)
- Moulier P., 2007. La peinture religieuse en Haute-Auvergne. XVIIe-XXe siècles. 2007 (p. 36, 38, 110, 530, 550)
- Saur K.G., 1997. Allgemeines Künstler-Lexicon. Die Bildenden Künstler aller Zeiten und Völker, 118 volumes, K.G. Saur, Leipzig, 1992-2023, t. 16, 1997, p. 635..
- Zimmer T., dir., 1996. Le Retour de l’Enfant prodigue. Redécouverte de la peinture religieuse en Puy-de-Dôme, catalogue de l’exposition, Conseil général du Puy-de-Dôme-Clermont-Ferrand, juillet-septembre 1996, Conseil général du Puy-de-Dôme (p. 74-76)
Notes
- Statistique des beaux-arts en France annuaire des artistes français, établissements publics consacrés aux beaux-arts, dictionnaire des peintres, sculpteurs, graveurs, architectes… par François Fortuné Guyot de Fère · 1835, p. 50 ↩︎
- Achat par commande de l’État à l’artiste en 1845 ; en dépôt depuis 1846 à la Mairie de Givry ↩︎
- Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon (n° inv. : MV4824) / https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Dumont_d%27Urville.jpg?uselang=fr ↩︎
- Georgel C., 1998. La République et l’art vivant. Librairie Arthème Fayard / Éditions de la Réunion des musées nationaux, Paris, 1998, p. 223-225 / Liste des inculpés de l’insurrection de Juin 1848, par Jean-claude Farcy et Rosine Fry, sur http://inculpes-juin-1848.fr/index.php?page=fiches/notice&individu=13609 ↩︎
- Ses adresses successives à Paris témoignent de son ascension sociale. Arrivé de Bourgogne, il s’installe d’abord rive gauche, dans le quartier latin, non loin des Beaux-Arts, au 9 de la rue du Paon-Saint-André (détruite lors du percement du Boulevard Saint-Germain) en 1835, pour basculer rive droite, d’abord au 14 de la rue de Chabrol (10e) en 1839, puis au 2 de la très populaire et pittoresque rue de Bréda (9e, aujourd’hui rue Henry Monnier) en 1842, 30 rue de la Rochefoucauld (9e) en 1843, puis le 24 (1846) puis le 28 de la rue Pigalle (9e) en 1848, pour enfin arriver dans le très bourgeois 6ème arrondissement, d’abord au 53 rue Notre-Dame des Champs en 1859, puis le 13 rue Bonaparte en 1863 et enfin la très chic rue de Fustemberg (n° 6) en 1879. ↩︎
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:J%C3%A9r%C3%B4me_CARTELLIER1.jpg ↩︎
- https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Lille_st_pierre_st_paul_cartellier.JPG?uselang=fr ↩︎
- « La pêche miraculeuse » est accroché dans la cathédrale Saint-Pierre de Saint-Flour (Cantal) ↩︎
- Paru pour la première fois dans la Revue des beaux-arts à partir du 15 mars au 15 septembre 1857, longtemps resté totalement inconnu des verniens, l’ouvrage est redécouvert en 2006 par William Butcher. Pour l’édition définitive : Verne J., 2008. Salon de 1857, édition établie, présentée et annotée par William Butcher. Acadien, 2008. 148 p. (http://www.ibiblio.org/julesverne/books/s57%20extraits.pdf) ↩︎
- Delaunay A.-H., 1847. Catalogue complet du Salon de 1847, p. 29 ↩︎
Pour citer cet article : Chaigneau C. (Le Port P., collab.), 2023. Carnac : le musée imaginaire (12). Jérôme Cartellier. In : Les Vaisseaux de Pierres. Exploration des imaginaires autour et sur les mégalithes de Carnac et d’ailleurs, mis en ligne le 18 novembre 2023.- https://lesvaisseauxdepierres-carnac.fr/, consulté le : …
Vision très romancée mais qui avait le mérite de faire rêver parce que de nos jours, ce site n’a plus rien d’attirant !
Si tu parles du Dolmen de Cruz-Moquen… oui, l’urbanisation drastique de cette zone de Carnac fait qu’il est enfermé au milieu des maisons et qu’on ne comprend plus son installation en hauteur sur un petit mané (colline en breton vannetais) et qu’on a perdu toute covisibilité d’un côté avec le tumulus Saint-Michel et de l’autre avec le champ de menhirs du Ménec. Il a perdu tout son charme romantique.