Le commandant Lucas est — littéralement — un illustre inconnu. Alors qu’il est un contributeur majeur du musée des Beaux-Arts de Rennes, auquel il a légué une exceptionnelle collection de primitifs italiens des 14ème-15ème siècles, l’origine de cette collection et les motivations de son geste demeurent obscures [1]. De même, le contraste entre la grande qualité de ses productions scientifiques et le mystère qui entoure le personnage laisse rêveur.
Paul Désiré Lucas naît en 1810 à Rennes dans une famille de petits notables de plume. Son père est avocat, ancien membre de la commission philanthropique pendant la Révolution et acquéreur de biens nationaux [2].
Polytechnicien, il intègre le génie militaire en 1833. Sa carrière est des plus ordinaires [3]. D’abord affecté au 3e régiment à Arras, il effectue une première campagne en Algérie en 1837-1838, participant à la prise de Constantine. Nommé ensuite capitaine dans l’état-major du génie, le corps des officiers en poste dans les places fortes, il en gravit lentement les échelons au gré de ses affectations successives : Nord, Corse, Morbihan, Brest, Calais. Un deuxième séjour en Algérie en 1846-1847, durant lequel ses talents de topographe le font remarquer, lui vaut la croix de chevalier de la Légion d’honneur. Il épouse en 1849 la fille d’un officier d’artillerie en retraite, rennais lui aussi.
Après avoir atteint le grade de chef de bataillon en 1856, sa carrière marque le pas malgré ses bonnes notes. Roturier, n’ayant jamais reçu de blessure au combat, il ne peut passer le goulot d’étranglement du grade de lieutenant-colonel pour accéder à une deuxième carrière dans les hauts grades. Il achève son parcours militaire en 1864 comme chef du génie de la place de Calais, avec la promotion au rang d’officier de la Légion d’honneur en guise de consolation. Il se retire à Rennes où il meurt en 1880.
En parallèle de cette carrière banale, Lucas ne se fait pas non plus remarquer dans les milieux érudits. Il ne laisse nulle trace dans les sociétés savantes ni de publications. Sa production savante, en géologie et histoire principalement, reste confinée à l’armée et n’est connue que de ses supérieurs hiérarchiques. Décrit par ceux-ci comme un « officier très capable, fort instruit et travailleur infatigable […] apte à tous les genres de services, mais un peu moins […] celui des troupes »[4], Lucas est, de fait, avant tout un intellectuel, ce qui n’est pas rédhibitoire dans le génie.
Tout officier qui prend en charge une chefferie du génie doit produire un mémoire militaire sur la ou les places fortes de son ressort. C’est un document contenant toutes les informations utiles pour la défense : description des ouvrages de fortification, géographie, statistiques économiques, hypothèses d’attaque, etc. Il est aussi prévu une partie historique, que Lucas investit particulièrement dans ses mémoires dont plusieurs sont jugés dignes par ses supérieurs d’être conservés dans les archives du dépôt des fortifications.
Son chef d’œuvre est le mémoire qu’il consacre à sa dernière affectation, Calais, en 1858 [5]. Un volume de 400 pages de texte complétées de 30 folios de dessins qui dépasse largement, pour la partie historique, ce qu’on attend de lui, puisqu’il recourt à des archives anglaises pour reconstituer l’évolution de la ville depuis le Moyen-Âge.
C’est toutefois quand il est en poste à Vannes de 1847 à 1853, chargé des places de Vannes, Auray, Pontivy et Quiberon, qu’il effectue sa contribution la plus remarquable et la plus inédite en s’intéressant aux monuments mégalithiques de la région. À l’occasion de son mémoire sur la place de Quiberon en 1852 [6], il complète de longs développements sur les monuments druidiques de la région par une série de relevés et de plans de plusieurs sites (Rondossec à Plouharnel, Gavrinis à Larmor-Baden, etc.), réalisés avec la même technique de dessin que celle employée pour les ouvrages militaires.
S’appuyant sur un réseau d’informateurs locaux difficile à préciser, il visite des collections privées et après avoir compilé l’ensemble de la littérature disponible, il dresse un état des lieux des connaissances issues du terrain, mais aussi de l’érudition, rédigeant une synthèse inédite en son temps.
Son bagage de géologue l’amène à observer des détails qui n’intéressent encore aucun de ces contemporains. Par exemple : « Entre Plouharnel et le village de Ste-Barbe […] il y a de nombreux monuments celtiques et on y a trouvé un très grand nombre de celtoe ; ces celtoe sont toujours en jaspe vert ou en silex ; ce sont de véritables pierres de touche, on n’en trouve pas d’échantillon en Bretagne, il faut donc penser que ces Celtes aborigènes allaient les chercher dans une autre contrée ; leur habileté dans l’art de la navigation leur permettait de les tirer de pays fort éloignés ». Quelle intuition ! Il faudra attendre les années 1990, pour que les recherches d’Anne-Marie et Pierre Pétrequin (CNRS) prouvent l’origine alpine des jades dans lesquels sont façonnées les lames de hache de prestige, à poli miroir, retrouvées dans les grands tumulus carnacéens du Morbihan Sud. Et il n’y a que peu de temps que les archéologues admettent la place centrale du bateau (sur la mer ou sur les fleuves) dans les échanges à longue distance qui structurent l’Europe occidentale au Ve millénaire avant l’ère commune.
Mais cet état des lieux ne le satisfait pas. Ici l’ingénieur du génie réclame des fouilles qui jetteront « une vive lumière sur une étude qui jusqu’à présent n’a eu pour base qu’un petit nombre de faits ». S’il préconise une fouille en croix par le milieu pour le cairn de Gavrinis, c’est une exploration en galeries de mines qu’il propose pour les tumulus de Petit-Mont et de Tumiac à Arzon [7]. Nous sommes en 1852. Or la fouille du tumulus de Tumiac est réalisée par Alfred Fouquet en 1853 alors que Lucas est muté à Brest. Est-il l’élément déclencheur, sinon l’initiateur, de cette fouille archéologique pionnière qui va installer la domination de la Société polymathique du Morbihan sur la préhistoire morbihannaise pendant une vingtaine d’années ? En l’état actuel du dossier, c’est impossible à dire, mais la chose est troublante.
C’est encore en pionnier qu’il propose la réalisation de moulages en plâtre des gravures du cairn de Gavrinis afin de les exposer au Louvre et de les mieux faire connaître du milieu savant parisien pour « trouver la clef des hiéroglyphes » qui « semblent toucher tellement à nos origines nationales ».
Hélas, ces digressions archéologiques laissent perplexes bien qu’admiratifs les généraux du génie chargés d’évaluer son travail : « Les recherches archéologiques et les observations scientifiques de l’auteur, d’ailleurs fort intéressantes, mais étrangères à l’art militaire, auraient été mieux placées à la suite du mémoire que disséminées dans ses divers chapitres. De la sorte l’on n’aurait jamais perdu de vue le but principal du mémoire. L’auteur eut été, avant tout, ingénieur militaire ; il eut été ensuite géologue, archéologue et naturaliste » [8]. Ils se contentent de le faire archiver, le condamnant à l’oubli pendant 160 ans.
Pour autant, les méthodes de Paul Lucas, son acuité et ses réflexions le hissent au rang de véritable archéologue au temps des antiquaires.
Paul Lucas est aussi un philanthrope qui lègue une propriété à la ville de Rennes pour en employer les revenus à un fonds d’aide aux familles d’ouvriers nécessiteuses. Ce legs Lucas pouvait encore être sollicité au début des années 2000.
Cyrille Chaigneau pour Les Vaisseaux de Pierres et Patrick Jadé pour l’Association « 1846 », Brest
[1] Myléne Allano, La collection des peintures italiennes du musée des Beaux-Arts de Rennes, Paris, Somogy, Rennes, Musée des Beaux-Arts de Rennes, 2004 ; François Bergot, « La collection Paul Lucas au musée de Rennes », Bulletin et mémoire de la société archéologique d’Ille-et-Vilaine, 79, 1976, p. 101-110.
[2] Barthélémy-Amédée Pocquet du Haut-Jussé, « Deux bienfaiteurs du musée de Rennes : le commandant Paul Lucas (1810-1880) et le comte de Trégain (1814-1906) », Bulletin et mémoire de la société archéologique d’Ille-et-Vilaine, 79, 1976, p. 83-100.
[3] William Serman, La vie professionnelle des officiers français au milieu du XIXe siècle, Paris, Christian, 1994.
[4] Vincennes, Service historique de la Défense, département Armée de terre (SHDAT), 5 Yb 22060, dossier de pension et de réversion de Paul Désiré Lucas.
[5] SHDAT, 1 VH 2088, génie, direction d’Arras, place de Calais, Mémoire militaire sur la place de Calais, 24/12/1858.
[6] SHDAT, 1 VH 1518, génie, direction de Brest, place de Quiberon, Mémoire sur la place de Quiberon, 01/11/1852.
[7] Ce procédé sera utilisé par Zacharie Le Rouzic pour la fouille du tumulus Saint-Michel à Carnac entre 1900 et 1906.
[8] SHDAT, 1 VK 27, secrétariat du Comité des fortifications, minute d’avis, séance du 06/07/1853, mémoire militaire du capitaine Lucas sur la place de Quiberon.
Cet article a été publié une première fois dans : https://ams.hypotheses.org/1494
Pour citer cet article : Chaigneau C., Jadé P., 2023. Paul Lucas (1810-1880), officier du génie, archéologue, amateur d’art et humaniste. In : Les Vaisseaux de Pierres. Exploration des imaginaires autour et sur les mégalithes de Carnac et d’ailleurs, mis en ligne le 27 février 2023.- https://lesvaisseauxdepierres-carnac.fr/, consulté le : …