Création de la publication “Bibliothèque de Travail”, la “B.T.” pour les intimes

Fin 1928, dans “Une documentation pour les enfants – Plus de manuels scolaires”, son second livre pédagogique, l’éducateur Célestin FREINET (1896-1966) écrit « Plus de manuels scolaires ! plus de leçons ! »¹. Pour lui, le manuel scolaire constitue un point de blocage de la pédagogie, et propose une alternative centrée sur l’expression libre des enfants et l’imprimerie. Il préconise une pédagogie de la curiosité qui rend l’élève actif : « la recherche et la classification des documents doit être l’œuvre des enfants ». Pour ce faire, il crée une base de données de fiches pour les instituteurs appelée le “Fichier scolaire coopératif” (F.S.C.), avec l’aide d’Alfred CARLIER, un érudit, collectionneur, archiviste et documentaliste belge, disposant d’un « fond de 80.000 documents », qui a créé l’Office de Documentation historique et archéologique ².

Mais il ne suffit pas de condamner les manuels, encore faut-il créer d’autres moyens de faire travailler les enfants. En 1931, Freinet lance l’idée d’y ajouter une collection de brochures abondamment illustrées, sous une forme tout à la fois instructive et intéressante. Elle s’appellera “Bibliothèque de Travail”. L’adjonction du mot “travail” montre la volonté de Freinet de la différencier des bibliothèques scolaires existantes qui contenaient surtout des ouvrages littéraires, prêtés aux élèves pour être généralement lus hors de l’école. Comme pour les fiches, la rédaction de la B.T. est coopérative. Un membre propose et réalise un numéro complet sur un sujet particulier. Un comité de lecture donne ensuite son aval.

Interrompue par la guerre, la publication des B.T. reprend rapidement, avec un réel succès, poussée par une “guilde” de collaborateurs très élargie. Alfred Carlier reste un auteur prolifique pendant une dizaine d’années encore.

Les premières B.T. qui abordent la Préhistoire paraissent début 1948. Il s’agit du n° 55 : “La Préhistoire”, et du n° 56 : “À l’aube de l’Histoire”. C’est Freinet qui les réalise lui-même, en tout cas il les signe. En 1950 parait le n° 116 : “Menhirs et Dolmens” réalisé par Carlier. Les brochures sont illustrées des dessins de Carlier, la reproduction photographique n’étant pas dans les moyens de la publication.

En butte aux critiques de la Société préhistorique française !

Six ans après sa parution le n° 55 tombe dans les mains d’un membre de la Société Préhistorique Française (S.P.F). Il réagit dans le bulletin de décembre 1954 : « Cette brochure, qui confond sous le terme de Préhistoire, les temps astronomiques, géologiques et préhistoriques proprement dits, vise à dresser un panorama infiniment plus vaste et plus ambitieux que ne le permettait l’information plus que déficiente de son auteur. Nous nous devions de réagir contre une si lamentable réalisation (…) »³. Mis au courant, Célestin Freinet envoie un courrier à la SPF : « Si votre collaborateur voulait bien préciser ses critiques en nous signalant les erreurs commises, nous publierions sa contribution dans notre revue et nous en ferions notre profit ».

Mais entre-temps, la S.P.F. a découvert deux autres “lamentables réalisations”, avec les n° 56 et 116. La société savante les analyse longuement dans son bulletin de février 1955, dans la rubrique « Comptes rendus d’ouvrages »⁴ : « C’est ainsi qu’une Coopérative d’Instituteurs, animée par C. Freinet, qui a beaucoup fait pour l’introduction de méthodes pédagogiques nouvelles dans l’enseignement primaire, publie une collection de petites brochures à l’usage des enfants, avec une illustration au trait ou en simili occupant la moitié de la page, et un petit texte élémentaire. Nous en avons vu d’excellentes. En principe, le manuscrit d’un des membres de la coopérative est “ contrôlé ”, tant au point de vue pédagogique qu’au point de vue fond. Malheureusement, en 1948, la coopérative voulut aborder le lointain passé des hommes. C’est ainsi qu’une première brochure, La Préhistoire, traita du Paléolithique… Puis, le n° 56 fut consacré au Néolithique sous le titre À l’aube de l’histoire. Selon la page de titre, le texte est de C. Freinet et les illustrations d’A. Carlier, mais nous avons tout lieu de supposer que ce dernier est pour beaucoup dans l’inspiration du texte. Ce monsieur serait belge mais aurait été souvent à Carnac en particulier. » Suivent une analyse serrée et acerbe du texte et l’énoncé de nombreuses erreurs.

Carlier, qui connait et apprécie la région carnacoise, met en avant les monuments du secteur aux pages 21 à 24 « Dalles gravées de dolmens », présente à gauche la dalle de chevet de la Table-des-Marchands à Locmariaquer, et à droite les gravures de sa dalle de couverture. La figure « Mobilier funéraire des dolmens », est la reproduction probable d’un tableau d’assemblage des collections du musée de la Société Polymathique du Morbihan, puisqu’on y voit la grande lame de hache insérée dans un anneau-disque, pièces maîtresses du viatique découvert dans le caveau du tumulus du Mane-er-Hroëck, à Locmariaquer. Une autre figure est intitulée « Les monuments mégalithiques : Les menhirs, l’alignement mégalithique ».

Passant ensuite à “Menhirs et Dolmens”, la B.T. n° 116, due à Alfred Carlier et parue en 1950, le critique relève que « le texte et les illustrations sont franchement délirants en bien des endroits » et se demande « comment les commissions de l’I.C.E.M⁵ ont pu laisser imprimer de telles “énormités” ». Il conclut ainsi : « C’est une honte que de telles productions puissent être mises entre les mains des élèves, avec peut-être la bénédiction des commissions de contrôle des livres scolaires du ministère de l’Éducation Nationale qui, sans doute, ne les ont jamais ouvertes. »

Création d’une Commission de Préhistoire au sein de l’ICEM

Freinet, qui a à cœur de mettre au plus tôt un terme à cette affaire, confie la responsabilité d’une commission de Préhistoire au sein de l’I.C.E.M. à l’instituteur et archéologue pré et protohistorien picard Gilbert LOBJOIS (1917-1977) et au professeur Louis-René NOUGIER (1912-1995), universitaire et préhistorien, inventeur des peintures paléolithiques de la grotte de Rouffignac, qui est en charge de contrôler les travaux. On leur doit le n° 327 de la B.T. : “La recherche préhistorique”, paru en octobre 1955, six mois seulement après les critiques de la SPF. La revue est alors passée à la photographie, ce qui ajoute en précision ce qu’elle perd en charme.

Le numéro incite (imprudemment ?)  les enfants, à aller découvrir les sites préhistoriques alentour, cartographier les monuments, les décrire sur une fiche, ramasser les vestiges et les apporter en classe pour créer une collection préhistorique scolaire. En dernière page sont heureusement indiquées les obligations légales encadrant les fouilles pour éviter qu’ils ne se prennent pour un avatar d’Indiana Jones (bien qu’il n’existât pas encore !!!).

Le professeur Nougier, président de la Société préhistorique française en 1953, devient le véritable parrain scientifique de cette commission. Ancien instituteur, il avait gardé une certaine tendresse pour sa corporation d’origine et, en particulier, pour les enseignants qui s’intéressaient à la Préhistoire. Devenu titulaire de la chaire d’archéologie préhistorique à l’université de Toulouse, il a facilité l’accession au Certificat d’études supérieures d’archéologie préhistorique à nombre d’entre eux en les faisant bénéficier d’une remarquable organisation de cours par correspondance. La plupart des membres de la commission de Préhistoire de l’I.C.E.M. furent ainsi ses étudiants et, à terme, titulaires d’un titre universitaire, modeste certes, mais qui consacrait un honorable niveau de compétence scientifique.

Alfred Carlier et le Morbihan

En mai 30, Alfred Carlier, un archiviste qui a créé l’Office de Documentation historique et archéologique et a dessiné et publié une histoire du costume avec 32 planches en couleur, propose pour le F.S.C. sa collaboration. Il fournit pour commencer deux séries de 30 fiches sur l’histoire du livre et celle du pain. Il deviendra bientôt l’auteur des premières brochures historiques. Véritable co-inventaire de la Bibliothèque de Travail, il sera l’auteur d’au moins 42 livraisons, du n° 1 en 1932 au n° 122, en juillet 1950⁶.

La chronique montre qu’Alfred Carlier a vécu pendant 7 ans en presqu’île de Quiberon (Morbihan), période pendant laquelle il collecte nombre de données archéologiques, historiques, naturalistes et ethnographiques, rassemblées en un manuscrit fort de 2 volumes et presque 500 pages, mais jamais édité. Mais c’est vraisemblablement à partir de ce matériau qu’il rédige la B.T. n° 86, publiée en octobre 1949, monographie consacrée à Saint-Pierre-Quiberon.

Apprendre en s’amusant…

En décembre 1968 (il y a un petit parfum de cadeau de Noël à fabriquer soi-même), est publié un Supplément bimensuel à la Bibliothèque de Travail (S.B.T. , n° 252-253, 1^er et 15 décembre 1968), intitulé “En Bretagne (II) Dioramas”.

Le diorama se présente sous la forme de six feuilles illustrées de dessins au trait n&b, six plans successifs de ce qui se rapproche le plus des Alignements du Ménec à Carnac, feuilles qui une fois découpées, colorées ou peintes et montées dans une boite, permettent de restituer le monument en perspective.

Le résultat est spectaculaire !

Succès et diversification

Le succès de la Bibliothèque de Travail permettra à la coopérative de segmenter son offre, avec une Bibliothèque de Travail Junior, une Bibliothèque de Travail second degré, une Bibliothèque de Travail Sonore incluant un disque 45 tours, des diapositives et un livret pour l’éducateur, deux revues pédagogiques pour les enseignants (L’Éducateur et La Brèche) et une revue d’initiation à la lecture (J Magazine).

Conclusion : empreinte culturelle de la Bibliothèque de Travail

Sans doute a-t-on perdu du vue l’importance et l’empreinte culturelle de la Bibliothèque de Travail sur les pédagogies déployées dans les écoles élémentaires françaises des années 60, 70 et 80. En effet, ces revues diffusèrent bien au-delà du cercle restreint des écoles qui appliquaient la pédagogie de Célestin Freinet.

Si, confrontées aux ressources internet actuelles, elles ont aujourd’hui un petit côté “vieille France”, elles ont gardé toute leur pertinence, non plus dans leurs contenus, mais quant à la relation aux élèves placés comme les acteurs de leur apprentissage. Certains d’entre nous eurent la chance de bénéficier de cette ambition pédagogique, ambition toujours bien vivante chez nombre d’instituteurs et de professeurs de l’Éducation Nationale⁷. Ce blog en est assurément une forme de prolongement.

Liste des n° des publications Freinet consacrées à la pré- et protohistoire

Philippe Le Port et Cyrille Chaigneau pour Les Vaisseaux de Pierres

PS : L’idée de ce texte est très largement inspiré de l’article de René Grosso « Histoires de B.T. (Bibliothèque de Travail), L’archéologie, Carlier et les autres », paru dans La revue des livres pour enfants, n° 240, avril 2008⁸. René Grosso a été instituteur, passionné d’archéologie, auteur de B.T., S.B.T., B.T2, puis enseignant dans le secondaire et le supérieur. Il a dédié son article « À la mémoire de mes camarades de la commission d’archéologie de l’I.C.E.M. Deléam, Fourcade, Hébras, Lobjois, Péré.. et du Professeur Nougier ».

Notes et sources

1. https://www.icem-pedagogie-freinet.org/node/15562 ↩︎
2. Pour en savoir plus : https://www.asso-amis-de-freinet.org/book/export/html/356 ↩︎
3. Bulletin de la Société préhistorique française, année 1954, 51 (11-12), Séance du 23 décembre 1954, p. 521-554 (https://www.persee.fr/doc/bspf_0249-7638_1954_num_51_11_3121) ↩︎
4. Bulletin de la Société préhistorique française, année 1955, 52 (1-2), p. 25-43 (https://www.persee.fr/doc/bspf_0249-7638_1955_num_52_1_3152) ↩︎
5. Institut Coopératif de l’École Moderne, créé au congrès de Dijon en 1947 ↩︎
6. Les n° 1 (Histoire du véhicule : chariots et carrosses), n° 2 (Histoire du véhicule : diligences et malles-postes), n° 3 (Histoire du véhicule : derniers progrès), n° 16, (Histoire du papier), n° 19 (Histoire de l’urbanisme), n° 20 (Histoire du costume populaire français), n° 21 (Transmission de la vie chez les animaux), n° 22 (Histoire de l’écriture), n° 23 (Histoire du livre), n° 24 (Histoire du pain), n° 25 (Histoire de la fortification), n° 27 (Histoire de la navigation), n° 28 (Histoire de l’aviation), n° 29 (Les débuts de l’automobile), n° 34 : (Histoire de l’habitation), n° 35 (Histoire de l’éclairage), n° 36 (Histoire de l’automobile), n° 37 (Les véhicules à moteur), n° 39 (Histoire de l’école), n° 40 (Histoire du chauffage (jusqu’au XVIII^ème siècle), n° 41 (Histoire des coutumes funéraires), n° 42 Histoire des poste), n° 43 (Armoiries, Emblèmes et Médailles), n° 44 (Histoire de la route), n° 45 (Histoire des châteaux-forts), n° 47 (Histoire des chemins de fer), n° 48 (Temples et églises), n° 49 (Le temps), n° 52 (Histoire des jeux d’enfants), n° 56 avec C. Freinet (A l’aube de l’histoire), n° 58 (Histoire des maîtres d’école), n° 59 (La vie urbaine au Moyen-Age), n° 60 (Histoire des cordonniers), n° 63 (Histoire des boulangers), n° 64 (Histoire des armes de jet), n° 78 (Enfance bourgeoise en 1889), n° 82 (La vie rurale au Moyen-Age), n° 83 (Histoire des armes blanches), n° 86 (Un village breton en 1895 (Saint-Pierre de Quiberon)), n° 115 (Comment fut construit le métro), n° 116 (Menhirs et dolmens) et n° 122 (Histoire des mines et des mineurs) ↩︎
7. https://www.icem-pedagogie-freinet.org/ ↩︎
8. https://cnlj.bnf.fr/sites/default/files/revues_document_joint/PUBLICATION_7419.pdf ↩︎

Pour citer cet article : Le Port P., Chaigneau C., 2024. « A l’école des mégalithes. La préhistoire dans la pédagogie Freinet et dans la “Bibliothèque de Travail” », in : Les Vaisseaux de Pierres. Exploration des imaginaires autour et sur les mégalithes de Carnac et d’ailleurs, mis en ligne le 22 juin 2024.- https://lesvaisseauxdepierres-carnac.fr/, consulté le : …