Le musée imaginaire (23). Roger Marage (1922-2012) : quand le regard changeait sur les Pierres de Carnac

Roger MARAGE (1922-2012). Sans titre. Huile sur toile (38 x 46 cm), signée et datée (1955) en bas à droite
(collection particulière) ; sujet : village et alignements du Ménec / Menec Vras

Roger MARAGE n’a pas titré cette huile sur toile qui en surprendra plus d’un. Alors qu’il est en train de peindre la partie occidentale du champ de menhirs du Ménec à Carnac, pourquoi l’artiste insiste-il sur une simple meule de foin et sur le pignon blanc d’une des maisons du village ? Explorons « les dessous de cette image » !

1. Biographie

Né en Lorraine, à Pont-à-Mousson (Meurthe-et-Moselle) le 5 juillet 1922, Roger MARAGE étudie à Rennes et s’installe à Sainte-Anne-d’Auray (Morbihan) où il meurt le 21 juin 2012, mais c’est en Lorraine qu’il est inhumé, dans le caveau familial du cimetière de sa ville natale.

Marage, développe une œuvre principalement gravée à laquelle il ajoute quelques rares peintures. Lorrain de naissance et breton d’adoption, il ne se limite pour autant pas à ces deux régions puis qu’il illustrera abondamment la Provence (Nice, le Var et le Luberon)1.

Aux beaux-arts de Rennes, il reçoit une solide formation par des professeurs reconnus comme Mathurin Méheut. Admis en 1945 à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, il en devient enseignant, en 1947, et ce jusqu’à sa retraite en 19822.

Il sera Vice-Président de la Société des peintres graveurs. La Fondation Taylor3 récompense son œuvre de graveur avec le Prix Leon-Georges Baudry pour le « Palmarès 1989-1990 ». Dans sa revue de Mai 1991 elle reproduit neuf de ses gravures et dessins dont « les lavandières de Pont-Scorff », une œuvre de 19534, le « Chêne de Bezaure de Vaucluse », un dessin de 1983, et l’« élégie à la forêt», une gravure réalisée en 1991.

C’est Guy Vignoht, critique et historien d’art, qui rédige l’article qui lui est consacré dans ce numéro. Il apprécie « la grande éloquence des noirs et blancs » des gravures et dessins et retient qu’il « dessine et grave la lumière » comme personne d’autre5.

En 2007, il fait une donation de 70 estampes au musée de Pont-à-Mousson et de 30 œuvres au musée du Faouët (Morbihan).

2. Le Village du Ménec

Les vues du village du Ménec, avec les alignements en premier plan sont rares au 19ème siècle. Les pionniers de la photographie tels que Furne et Tournier6, Taylor et Reeve7, Carlier8, Laroche9, Coupé10 ou Neurdein11, n’éditent pas ce point de vue. Ils se concentrent sur les mégalithes et, tournant résolument le dos au village du Ménec, évitent les détails contextuels.

Il faut attendre la fin du 19ème siècle et Zacharie le Rouzic12, Carnacois pure souche, pour voir apparaître le village sur les photos destinées aux visiteurs, qui, s’ils souhaitent rapporter un souvenir des monuments préhistoriques, sont aussi friands de folklore régional. Pour satisfaire cette clientèle, Zacharie photographie aussi les maisons du Ménec et anime ses clichés d’une jeune Carnacoise en costume.

La maison peinte par Marage ne se singularise pas encore des autres. Cest une ferme au toit de chaume parmi d’autre. Elle est basse avec un simple rez-de-chaussée, le pignon, aveugle, n’est pas blanchi. Une meule de foin est visible sur la gauche, témoignant de la vie de ce village paysan.

Avant 1905, un appentis est ajouté, faisant descendre la toiture jusqu’au sol ou presque. la Veuve Ecomard éditeur à Quiberon édite une carte postale avec ce point de vue qui va devenir un classique.

3. Le pignon blanc

C’est dans la deuxième moitié du 20éme siècle que le pignon devient un marqueur incontournable des vues de la partie occidentale des alignements et du village du Ménec. La maison a été modernisée, elle a gagné un étage, des ouvertures ont été percées. Des volets verts et un entourage de pierre se découpent sur un bel enduit blanc.

Elle est si caractéristique, que sa seule présence sur un cliché permet d’identifier immédiatement les alignements du Ménec. Cet angle de prise de vue devient incontournable tant pour les nombreux éditeurs de cartes postales que pour les photographes amateurs. Il est aussi choisi par la SNCF pour représenter Carnac dans ses wagons13, par le Bureau du Tourisme du Gouvernement Français à New York pour illustrer des articles de journaux aux USA, ou par Jean Oberlé pour son magnifique tableau peint en 194914.

4. Les meules de foin du Ménec

Au village du Ménec les meules de foin ont existé tant qu’il y a eu des vaches, et des paysans pour les élever. Les aires d’entreposage n’ont guère bougé au cours du temps. Il y a celle côté alignements, que l’on voit sur les photos de Zacharie Le Rouzic vers 1890. Et puis celle adossée à l’arc d’enceinte que montre une carte de Laurent Nel vers 1920. En 1950 elles sont toujours présentes comme le prouvent cartes postales et photos d’amateurs. Mais sur ces documents tant en noir et blanc qu’en couleur, elles sont à peine visibles. Marage, au contraire, fait de cette meule jaune paille éclairée par un rayon de lumière un élément structurant de son image.

5. Le parking

Les touristes privilégient les cartes postales présentant des sites qu’ils ont visités, et ils se concentrent naturellement sur ceux qui sont le plus faciles d’accès15. Le succès du « pignon blanc derrière les alignements » est bien sûr dû à sa valeur pittoresque, mais aussi au fait que c’est la première chose que l’on voit lorsqu’on se gare sur le parking en 1950, et que de ce point précis le pignon se découpe parfaitement sur la ligne d’horizon.

6. Conclusion

Les images reflètent à la fois une réalité et une perception. Il est notable que l’intérêt des visiteurs pour les alignements va évoluer au fil du temps

Dans le premier 19ème siècle les visiteurs sont peu nombreux et s’ils viennent à Carnac, c’est spécialement pour découvrir ces pierres « contre nature », des pierres comme autant de ruines romantiques, laissées là par un âge inconnu au milieu de la lande.

A partir de 1850, les visiteurs sont plus nombreux, attirés par les gravures publiées tant dans des recueils ambitieux (par exemple, les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France de Taylor, Cailleux et Nodier) que dans la presse illustrée populaire (à l’exemple de la revue Le Magasin pittoresque d’Édouard Charton).
Grâce à des historiens comme Henri Martin, les mégalithes deviennent des éléments fondateurs de l’histoire de la nation16. Les photographes se focalisent sur les menhirs, sur ces monuments qu’on qualifie alors de Celtiques.

Entre 1900 et 1940, le nombre de visiteurs augmente avec la création de Carnac-Plage et le développement de la pratique des bains de mer. Les architectures préhistoriques, restent un pôle d’attraction évident mais elles ne se suffisent plus à elles-mêmes. On cherche autre chose à Carnac… le dépaysement qu’offre un bourg rural avec son folklore, ses paysannes en costume, ses vaches en liberté. Échappant à une modernité implacable par ailleurs, Carnac est vécu comme un conservatoire des traditions bretonnes (que l’on invente s’il le faut pour les rendre plus authentiques encore), où l’on vient se ressourcer.

Les années cinquante voient l’explosion du tourisme de masse. Menhirs et dolmens ne sont déjà plus qu’un décor de vacances, une simple attraction : les visiteurs garent leur voiture font quelques mètres dans les alignements, prennent une photo et repartent et Roger Marage, dans ce tableau, reflète précisément la perception de son époque : les menhirs n’y ont plus la place principale. Il le fait avec talent, dans un cadrage inhabituel et fort réussi.

Philippe Le Port (collab. Cyrille Chaigneau) pour Les Vaisseaux de Pierres

Pour citer cet article : Le Port P., 2024. « Le musée imaginaire (23). Roger Marage (1922-2012) : quand le regard changeait sur les Pierres de Carnac », in : Les Vaisseaux de Pierres. Exploration des imaginaires autour et sur les mégalithes de Carnac et d’ailleurs, mis en ligne le 1er janvier 2024. https://lesvaisseauxdepierres-carnac.fr/, consulté le : …