Marie de France : « Là est une pierre cruoze e lée »

« LÀ EST UNE PIERRE CRUOZE E LÉE ». C’est par cette formule intrigante, tirée du Bisclavret, un lai écrit par Marie de France au 12ème siècle, que l’on croise pour la première fois un dolmen dans la littérature française.

Ces lais, Marie de France les écrit entre 1160 et 1180, en anglo-normand, un dialecte de Normandie aussi parlé en Grande-Bretagne après la conquête de l’île par Guillaume.

Mais qui est Marie ? On sait très peu de chose la concernant. Née en Île-de-France, probablement issue d’une grande famille liée au pouvoir royal, elle vit en Angleterre, à la cour d’Henri II Plantagenêt, auquel elle dédie son recueil de contes. Contemporaine de Chrétien de Troyes, Marie est la première poétesse dont la littérature ait retenu le nom en France. S’inscrivant dans le mouvement de la révolution poétique inaugurée par les troubadours, elle occupe une place incontournable dans la renaissance littéraire du 12ème siècle, puisqu’elle est considérée comme la créatrice du lai narratif, sorte de nouvelle écrite en vers de huit syllabes qui se situe au confluent de la poésie lyrique d’un côté et des vieux contes de la Matière de Bretagne de l’autre.

Elle conçoit son travail comme l’adaptation écrite en langue romane d’une antique tradition orale parvenue jusqu’à elle ; jamais comme l’invention d’une histoire originale. « Tous les récits d’aventures que je connais, je vous les raconterai en les mettant en vers », écrit-elle. Et l’origine de cette matière semble bien être bretonne armoricaine, en tout cas brittonique.

La mention qui nous intéresse, se trouve dans le quatrième lai du recueil, intitulé Bisclavret. Le texte met en scène les déboires d’un chevalier lycanthrope : chaque semaine, pendant trois jours, il est changé en loup et vit dans la forêt de proies sauvages. Sa femme l’interroge sur ses absences, et naïf, il lui révèle son secret. Prenant peur à l’idée de partager le lit d’un monstre, elle demande à un chevalier du pays, amoureux de la belle, de l’en délivrer. Le loup-garou, un temps obligé de se réfugier dans la forêt ne reviendra dans la société des hommes qu’avec le concours du roi qu’il obtient de la manière la plus astucieuse. Il se vengera de l’infidèle en la chassant du pays, elle et son second mari.

C’est dans un passage à forte teneur dramatique, au moment où le mari révèle le mystère de sa condition, tandis que le conte courtois se métamorphose en conte fantastique, que notre monument préhistorique est signalé :
« tant l’anguissa, lat le suzprist,
ne peut el faire, si li dist.
« dame », fet il, « delez cel bois,
lez le chemin par unt jeo vois,
une vielz chapele i esteit,
ke meintefeiz grant bien me feit :
la est une piere cruose e lée
suz un buissun, dedenz cavee ;
mes dras i met suz le buissun,
tant que jeo revi[e]nc a meisun
».

Ce qui traduit en français contemporain par Philippe Walter donne :
« Elle le tourmente et le harcèle tant
qu’il ne put que lui révéler la chose.
« Dame, dit-il, à côté de ce bois,
près du chemin que je prends,
se trouve une vieille chapelle
qui souvent, me rend grand service.
Là se trouve une pierre lée et creuse,
En dessous d’un buisson.
Je mets mes vêtements sous le buisson
jusqu’à ce que je revienne à la maison
».

Malheureusement, certaines traductions erronées ou réductrices ne rendent pas justice à notre dolmen. Ainsi P. Jonin en 1997 donne : pierre largement évidée [Jonin 1997], Micha Alexandre propose dans une édition bilingue en 1994 : une large pierre creuse [Alexandre 1994.- p. 131] et Laurence Harf Lancner en 1990 donne : une grosse pierre creuse [Harf-Lancner 1990.- p. 79].

En 2008, Françoise Morvan, nous offre une des plus belles traductions qui soit, enfin fidèle à la musique des vers médiévaux :
« Elle le presse, insiste tant
Qu’il lui dit tout entièrement.
« Dame, fait-il, près de ce bois,
Près du sentier où je fais voie,
Se trouve une vieille chapelle
Et souvent j’ai recours à elle.
une large pierre creusée
Est là, sous un buisson, cachée.
Je place tout sous le buisson
Jusqu’à rentrer à la maison
.”

Malheureusement, elle aussi passe à côté du dolmen sans le voir, se contentant de cette pauvre large pierre creusée. Or, on connaît un peu partout en France des toponymes en Pierrelatte. Le latin petra lata devient phonétiquement pierre lée en ancien français, puis pierre levée, la pierre sou-levée, la pierre pendue, pierre suspendue, à savoir la dalle de couverture de la chambre funéraire d’un dolmen. Cette mention a longtemps échappé aux historiographes, jusqu’à la transcription récente qu’en donne Philippe Walter. Pourtant ne retrouve-t-on cette construction dans le gallois cromlech, crum leach ? ; cet espace creux sous la pierre levée qui désigne les dolmens au Pays de Galles ?

Devons-nous vous convaincre de la richesse et de beauté de la littérature médiévale ? Que dire de la présence inattendue d’une vieille chapelle, qui vient, comme le remarque Philippe Walter, atténuer le caractère démoniaque de la métamorphose en loup-garou. Ici Marie réaffirme la présence et la puissance de Dieu. On peut aussi imaginer que la poétesse décrit un paysage monumental réel ou la chapelle sacralise l’espace à côté de ces pierres contre-nature, témoins des anciennes traditions. Cette idée est renforcée par la présence d’un buisson qui souvent marque la frontière entre les deux mondes (humain et divin).

Chez Marie les récits d’aventures s’unissent au lyrisme et aux sentiments pour incarner les rêves de l’utopie courtoise. Synthèse de la poésie des troubadours et de l’imaginaire propre à la Matière de Bretagne, Marie nous brosse un paysage où l’autre monde y est omniprésent. Mais chez Marie, cet autre monde, c’est avant tout celui de l’amour. Bisclavret incarne avant toute chose l’inquiétante et attirante étrangeté du désir.

Cyrille Chaigneau pour Les Vaisseaux de Pierres