Aujourd’hui, nous inaugurons sur le site une nouvelle rubrique qui mettra en avant de beaux textes, connus ou moins connus, écrits sur Carnac en particulier, ou les monuments mégalithiques en général.
Commençons avec Anatole Le Braz (1859-1926), qui a par ailleurs écrit la préface du livre que Zacharie Le Rouzic publie en 1912 : Carnac. Légendes – Traditions – Coutumes et Contes du pays. Nous y reviendrons.
Aujourd’hui donc, un très beau texte de Le Braz, qui introduit sa livraison des “Anthologies illustrées des Provinces Françaises“, qu’il consacre à la Bretagne, et dont la première édition est publiée en 1925 par la Librairie Renouard, H. Laurens éditeur, à Paris.
“Antiquité des Monuments. – Mystère d’une terre antique ; mystère aussi d’une civilisation immémoriale dont la présence sur ce sol, loin d’atténuer l’impression d’archaïsme qu’il dégage, la renforce en la précisant. La possibilité de dater, ne fût-ce que par approximation, les monuments qu’elle a laissés de son passage ne nous rend, en effet, que plus tangibles, les abîmes de durée qui nous séparent de l’époque où il furent érigés. Or, il suffit de les énumérer, ces monuments, – qu’ils s’intitulent menhirs, peulvans, dolmens ou cromlechs, – pour montrer que cette seule nomenclature, toute entière empruntée au vocabulaire breton, combien ils appartiennent de droit à la définition de la Bretagne. En fait, ils s’y pressent plus nombreux et plus émouvants que dans n’importe qu’elle autre région de France. Qui ne connaît, au moins par ouï-dire, les alignements de Carnac ? Et qui, – hormis Flaubert, – les a pu visiter, sans être pris du vertige des temps, à errer pendant des kilomètres entre ces deux, ces trois mille Pierres du Souvenir dressées, voilà quelques trente ou quarante siècles, par les tribus innomées du Couchant sur un rivage encore pétri des cendres de leurs morts ?
Cette forêt de symboles mégalithiques qui, d’Erdeven à Locmariaquer, vous accompagne de son immobilité spectrale, est évidemment unique en son espèce, mais il n’y a pas, que je sache, un coin de Bretagne où elle n’ait poussé de ses rejetons. Ils jalonnent la péninsule, surgissent à l’improviste dans les bois, dans les landes, sur les grèves, le long des routes, parfois au centre des agglomérations, et sphinx rudimentaires, gardiens incorruptibles du secret de la race qui leur confia son rêve religieux, proposent de toute part aux voyageurs leur énigme toujours indéchiffrée. Il en est qui sont demeurés l’objet d’un culte populaire, vaguement phallique, comme le peulvan de Saint-Samson, à Pleumeur-Bodou ; d’autres, comme le dolmen des Sept Saints, au Vieux Marché, ont servi de noyau païen à une chapelle votive ; d’autres, comme l’allée couverte de Rok-en-Od, en Quiberon, groupent autour d’eux, dans une douce intimité familiale, les toits de tout un hameau de pêcheurs dont ils abritent avec une égale mansuétude, tantôt contre le soleil et tantôt contre l’averse, les chiens, les moutons, les volailles, les enfants.
Les menhirs sont d’ordinaire si étroitement associés à la vie bretonne que la tradition les traites comme des individus ayant une existence réelle, un sexe et même un état civil. Ici, l’ “Homme et la Femme” de Kerbernès se font face à l’entrée de la forêt de Duault, salués matin et soir par les bûcherons qui l’exploitent ; là, “Jean” et “Jeanne” se cherchent sans se joindre à travers les bruyères de Belle-Île-en-Mer ; plus loin, détachés en vedettes aux derniers confins du vieux monde, les “Causeurs” de l’Île de Sein, debout sur un monceau de galets, poursuivent en silence, dans le fracas des vagues et des vents, leur colloque éternel. Ajouterons-nous que, parmi les mégalithes des promontoires, d’aucuns se sont trouvés naturellement investis de fonctions pour lesquelles les recommandaient à la fois leur stature et leur immuabilité ? Badigonnés de chaux, comme à Beg-Meil, leur geste blanc, profilé sur le ciel, annonce le port aux bateaux du large. Et les mêmes dieux termes qui virent, au quatrième siècle avant notre ère, passer sur ces eaux alors désertes la nef phocéenne de Pythéas en route pour les OEstrymnides y règlent maintenant les évolutions de quelque mille voiles sardinières regagnant à la tombée du jour leur gîtes marins.
Le mélange des civilisations.- Les civilisations qui, dès les débuts de l’humanité, se sont succédé sur cette terre en pierre ont, si je puis dire, bénéficié de sa permanence ; au lieu de se supplanter, de s’anéantir l’une l’autre, comme cela s’est produit ailleurs, elles se sont superposées, juxtaposées, si bien que la province entière apparaît comme un surprenant musée, mais un musée organique, un musée vivant, où toutes les époques, depuis les plus reculées jusqu’aux plus récentes, se coudoient, s’entremêlent, se compénètrent. Parcourir ce pays paradoxal, c’est embrasser l’histoire. En un laps de vingt minutes vous avez escaladé ou redescendu vingt siècles. La Bretagne est la patrie du passé, de tous les passés. Ils s’offrent à vous, non pas en perspective, mais sur un même plan, dans une confusion stimulante et suggestive, féconde en rapprochements inattendus (…)”
Anatole Le Braz. Anthologie illustrée des provinces françaises. La Bretagne. Choix de textes précédés d’un étude, par Anatole Le Braz. 4ème édition. Ouvrage illustré de 147 gravures et une carte. Paris, Librairie Renouard – H. Laurens, éditeur, 1948.- 252 p. (p. 22-25).
Intéressant ! Ce qui me frappe dans ce texte, c’est “l’intimité” que son auteur trouve entre les habitants et leurs monuments, réelle ou rêvée ?
Parce que de nos jours, ça semble bien disparu
J’ai bien peur que cette intimité était déjà en partie rêvée, espérée, fantasmée par Le Braz.
Autrefois était autrefois
Aujourd’hui est un autre temps
Que reste-t-il de cette intimité ?
Il faut en parler avec ceux et celles qui sont nés ici, mais combien nés sur cette terre y demeurent encore ?
La relation au temps n’est plus la même, la relation à la terre non plus. Le paysage est différent, bien des parcelles sont retournées à la friche
Cette intimité, sans doute un peu fantasmée par Le Bras, devaient se ressentir sinon:
Pourquoi toutes ces légendes ?
Pourquoi cette volonté de l’église catholique de déraciner les croyances, le sacré et d’anciens rituels?
Pourquoi la légende de saint Cornely?
Pourquoi nommer les pierres?
Pourquoi les garder et les utiliser dans des murets ? Trop dur à enlever? Un trop rapide comme explication.
Un certain nombre de ces monuments sont aujourd’hui géré par l’état, le département qui pour diverses raisons, ont mis les gens à l’écart, les ont desapproprié.
Cette mise a distance, l’évolution de la société ont bien évidemment contribué à cette perte dans la relation mégalithique qui n’est plus ressentie aujourd’hui, du moins sur une bonne partie du littoral
Pour autant elle existe encore comme la braise sous la cendre
Dans le cadre du dossier UNESCO l’appropriation collective est souhaitée, espérée.
A chacun la découverte ou l’ignorance
Merci Rémy pour ce beau texte. Une remarque… Combien “nés sur cette terre” n’ont jamais été émus par les pierres ? Combien nés sur cette terre ont succombé à la fièvre immobilière ? Et combien nés hors de cette terre, ces “horlas”, ces “hors-venus” comme on dit en gallo, se sont passionnés pour elles et entretiennent la braise, voire la ravive. C’est à la conversation que nous invitent les pierres, entre ceux d’ici et ceux de là-bas, dans l’espace et dans le temps. Quant à la volonté de l’église de déraciner les croyances… on pourrait en parler des heures !